Cependant, des que la tempete se fut apaisee, chaque arbre retomba juste a sa place, et reprit aussitot racine, de sorte qu’il ne resta pas la moindre trace des ravages causes par les elements. Seul, le plus gros de ces arbres fit exception. Au moment ou il avait ete arrache de terre par la violence de la tempete, un homme etait occupe avec sa femme a y cueillir des concombres; car, dans cette partie du monde, cet excellent fruit croit sur les arbres. L’honnete couple accomplit aussi patiemment que le mouton de Blanchard le voyage aerien; mais par son poids il modifia la direction de l’arbre, qui retomba horizontalement sur le sol. Or, le tres gracieux cacique de l’ile avait, ainsi que la plupart des habitants, abandonne sa demeure, par crainte d’etre enseveli sous les ruines de son palais; a la fin de l’ouragan il revenait chez lui en passant par son jardin, lorsque l’arbre tomba precisement en ce moment et, par bonheur, le tua net.
«Par bonheur, dites-vous?
– Oui, oui, par bonheur; car, messieurs, le cacique etait, sauf votre respect, un abominable tyran, et les habitants de l’ile, sans en excepter ses favoris et ses maitresses, etaient les plus malheureuses creatures qu’on put trouver sous la calotte des cieux. Des masses d’approvisionnements pourrissaient dans ses magasins et ses greniers, tandis que son peuple, a qui il les avait extorques, mourait litteralement de faim.»
Son ile n’avait rien a craindre de l’etranger: malgre cela il mettait la main sur tous les jeunes gens pour en faire des heros suivant l’ordonnance, et de temps en temps vendait sa collection au voisin le plus le plus offrant, pour ajouter de nouveaux millions de coquillages aux millions qu’il avait herites de son pere. On nous dit qu’il avait rapporte ce procede inoui d’un voyage qu’il avait fait dans le Nord; c’est la une assertion que, malgre tout notre patriotisme, nous n’essayames pas de refuter; quoique, chez ces insulaires, un voyage dans le Nord puisse signifier aussi bien un voyage aux Canaries qu’une excursion au Groenland; mais nous avions plusieurs raisons de ne pas insister sur ce point.
En reconnaissance du grand service que ces cueilleurs de concombres avaient rendu a leurs compatriotes, on les placa sur le trone laisse vacant par la mort du cacique. Il est vrai de dire que ces braves gens avaient dans leur voyage aerien vu le soleil de si pres, que l’eclat de cette lumiere leur avait pas mal obscurci les yeux, et quelque peu aussi l’intelligence; mais ils n’en regnerent que mieux, si bien que personne ne mangeait de concombre sans dire: «Dieu protege notre cacique!»
Apres avoir repare notre batiment, qui n’avait pas peu souffert de la tourmente, et pris conge des nouveaux souverains, nous mimes a la voile par un vent favorable, et, au bout de six semaines, nous fumes a Ceylan.
Quinze jours environ apres notre arrivee, le fils aine de gouverneur me proposa d’aller a la chasse avec lui, ce que j’acceptai de grand c?ur. Mon ami etait grand et fort, habitue a la chaleur du climat; mais moi, je ne tardai pas, quoique je ne me fusse pas beaucoup remue, a etre si accable, que, lorsque nous arrivames en foret, je me trouvai en arriere de lui.
Je me disposai a m’asseoir, pour prendre quelque repos, au bord d’une riviere qui depuis quelque temps attirait mon attention, lorsqu’il se fit tout a coup un grand bruit derriere moi. Je me retournai et restai comme petrifie en apercevant un enorme lion qui se dirigeait sur moi, et me donnait a entendre qu’il desirait vivement dejeuner de ma pauvre personne, sans m’en demander la permission. Mon fusil etait charge a petit plomb. Je n’avais ni le temps ni la presence d’esprit necessaires pour reflechir longuement; je resolus donc de faire feu sur la bete, sinon pour la blesser, du moins pour l’effrayer. Mais au moment ou je le visai, l’animal devinant sans doute mes intentions, devint furieux et s’elanca sur moi. Par instinct plutot que par raisonnement, j’essayai une chose impossible, c’est-a-dire de fuir. Je me retourne et – j’en frissonne encore rien que d’y penser! – je vois a quelques pas devant moi un monstrueux crocodile, qui ouvrait deja formidablement sa gueule pour m’avaler.
Representez-vous, messieurs, l’horreur de ma situation: par-derriere, le lion; par-devant, le crocodile; a gauche, une riviere rapide; a droite, un precipice hante, comme je l’appris plus tard par des serpents venimeux!
Etourdi, stupefie – Hercule lui-meme l’eut ete dans une pareille circonstance -, je tombai a terre. La seule pensee qui occupait mon ame etait l’attente du moment ou je sentirais la pression des dents du lion furieux, ou bien l’etreinte des machoires du crocodile. Mais au bout de quelques secondes j’entendis un bruit violent et etrange, quoique je n’eprouvasse aucune douleur. Je leve doucement la tete et je vois, a ma grande joie, que le lion, emporte par l’elan qu’il avait pris pour se jeter sur moi, etait tombe juste dans la gueule du crocodile. Sa tete avait penetre jusque dans le gosier de l’autre bete, et il faisait de vains efforts pour se degager. Je me relevai aussitot, tirai mon coutelas, et d’un coup je tranchai la tete du lion, dont le corps vint rouler a mes pieds; puis, avec la crosse de mon fusil, j’enfoncai sa tete aussi avant que je pus dans le gosier du crocodile, qui ne tarda pas a etouffer miserablement.
Quelques instants apres que j’eus remporte cette eclatante victoire sur ces deux terribles ennemis, mon camarade arriva, inquiet de mon absence. Il me felicita chaudement, et nous mesurames le crocodile: il comptait quarante pieds de Paris et sept pouces de long.
Des que nous eumes raconte cette aventure extraordinaire au gouverneur, il envoya un chariot avec des gens pour chercher les deux animaux. Un pelletier de l’endroit me fit avec la peau du lion un certain nombre de blagues a tabac, dont je distribuai une partie a mes connaissances a Ceylan. Celles qui me restaient, j’en fis hommage plus tard aux bourgmestres d’Amsterdam qui voulurent absolument me faire en retour un cadeau de mille ducats, que j’eus toutes les peines du monde a refuser.
La peau du crocodile fut empaillee suivant la methode ordinaire et fait aujourd’hui le plus bel ornement du Museum d’Amsterdam, dont le gardien raconte mon histoire a chaque visiteur. Je dois dire cependant qu’il y ajoute plusieurs details de son invention, qui offensent gravement la verite et la vraisemblance. Par exemple, il dit que le lion a traverse le crocodile dans toute sa longueur, et qu’au moment ou il sortait par le cote oppose a celui par lequel il etait entre, monsieur l’illustrissime baron – c’est ainsi qu’il a coutume de m’appeler – avait coupe, en lui tranchant la tete, trois pieds de queue de crocodile.
«Le crocodile, ajoute le drole, profondement humilie de cette mutilation, se retourna, arracha le coutelas des mains de monsieur le baron, et l’avala avec tant de fureur, qu’il se le fit passer droit a travers le c?ur, et mourut instantanement.»