— J'y ai songe, coupa Bernard. Mais j'ai mieux a t'offrir. Les tiens ne seraient pas en surete ici. L'abbe est vieux, le couvent antique et mal fortifie, les paysans a bout de souffle. J'ai pendu Valette, mais Villa- Andrado n'est pas loin et la nouvelle de la mort de son lieutenant va l'amener par ici. J'ai trop peu de monde pour t'en laisser. D'autre part, ta presence mettrait peut-etre Richemont dans une situation delicate. Pour le Roi, tant que La Tremoille vit, tu es un rebelle, et Richemont le deviendrait en t'accueillant. La reine Yolande reviendra de Provence, sans doute, avec les beaux jours. Elle seule peut gagner ta partie. Je t'appellerai quand le moment sera venu...

— Attendre ! Toujours attendre ! gronda Arnaud, qui s'etait leve et arpentait nerveusement le sol dalle sous l'?il inquiet de Catherine. Je suis un guerrier, ; pas un homme de contemplation ! Que puis-je attendre ?

— Que je t'appelle !

— Je ne suis pas fait pour filer la quenouille en regardant l'horizon.

Damne loup de montagne ! Je le sais bien ! Aussi vais-je t'offrir une quenouille en forme de fer de lance. Si je suis passe par ici, c'est que je me rendais a Carlat. Ma mere a, tu le sais, apporte cette vicomte dans notre famille lorsqu'elle a epouse mon pere. Porte de la Haute-Auvergne et clef des vallees } du Sud, Carlat est gouvernee par un vieux soldat, Jean de Cabanes... trop vieux, helas ! L'epee est lourde maintenant pour sa main affaiblie. Et l'eveque de Saint-Flour, qui est tout au duc de Bourgogne, regarde souvent du cote de Carlat en se lechant les babines. Nous ne pouvons laisser en danger le plus beau fleuron de la couronne de ma mere. Je voulais, en passant, nommer l'un de mes chevaliers gouverneur de Carlat, mais j'ai maintenant une meilleure idee : te confier la forteresse.

Depuis qu'Arnaud avait commence a reclamer sa part de combat le sang de Catherine avait couru plus vite dans ses veines, sonnant l'alarme. Le mot «forteresse » la fit exploser.

— Encore des batailles ! Encore la guerre ! Ne pouvons-nous demeurer paisiblement ici, sur cette terre dont nous portons le nom, aupres de ces gens qui, tout a l'heure, voulaient mourir pour nous ? L'abbaye est assez grande pour nous contenir tous. Et je voudrais tant... tant un peu de paix !

Sa voix se fela sur le dernier mot et l'eclair moqueur qui s'etait allume dans les yeux de Cadet Bernard s'eteignit. Il vint a elle et, posant un genou sur le coussin qui supportait les pieds de la jeune femme :

— La paix, belle Catherine, est l'inaccessible desir de tous ceux de notre temps sans pitie. Comment souhaiter la paix quand l'Anglais est si pres de nous, quand il tient encore Rochefort-en-Montagne, et Besse, et Tournoel, quand les leopards d'Angleterre flottent sur quelques terres d'Auvergne ? Vous ne seriez pas en surete ici. Bien plus, votre presence mettrait le village et l'abbaye en danger, en grand danger puisqu'ils n'ont plus le moyen de se defendre. Carlat est vetuste, mais son roc est imprenable. Il refermera ses murs sur vous comme les doigts d'un poing solide et saura vous garder...

Il avait pris la main de Catherine et, doucement, y posait ses levres.

C'est, je crois bien, le poete Bernard de Ventadour qui a ecrit je ne sais plus ou : « Celui-la est bien mort qui ne sent au c?ur quelque douce saveur d'amour». Vous serez cette saveur d'amour au c?ur des vieilles montagnes qui ne vivaient plus, vous serez le tresor que gardera Carlat et vous ne saurez jamais combien je l'envie.

Par-dessus le dos courbe de Bernard, Catherine rencontra le regard d'Arnaud et crut le voir s'assombrir. Mais ce ne fut qu'une impression. Deja Montsalvy tournait les talons et, les mains nouees derriere le dos, s'en allait contempler les flammes. Les yeux de Catherine s'attarderent reveusement sur les larges epaules de son epoux. Au fond de son imagination elle voyait surgir un chateau de reve, tres lointain, tres eleve mais brillant d'une intense lumiere interieure, une demeure inondee de soleil qui serait enfin le foyer ou s'abriterait leur amour.

— Peut-etre avez-vous raison, sire Bernard, dit-elle reveusement, peut-etre serai-je heureuse a Carlat...

Sans lacher la main de la jeune femme, Bernard se relevait, se tournait vers son ami.

— Tu ne m'as pas repondu. Veux-tu defendre Carlat pour la maison d'Armagnac ?

— Contre qui ? demanda Montsalvy sechement sans se retourner.

Cadet Bernard sourit et, entre ses paupieres rapprochees, Catherine vit filtrer l'eclair moqueur de son regard.

— Contre tout assaillant, quel qu'il soit, d'ou qu'il vienne, de Saint-Flour, de Ventadour... ou de Bourges !

Arnaud ne bougea pas. Il y eut un bref silence, puis il demanda :

— De Bourges ? Contre... le roi Charles VII ?

La main brune de Bernard serra plus fort les doigts de Catherine. Sur son visage, le sourire s'effaca pour faire place a une implacable resolution.

Meme contre le Roi ! articula-t-il durement. Tant que La Tremoille regnera, nous, les Armagnacs, ne reconnaitrons d'autres seigneurs que nous-memes, d'autre volonte que la notre ! Si le Roi en personne venait te demander Carlat, frere Arnaud, tu refuserais Carlat !

Arnaud, lentement, se retourna. Sa haute silhouette se decoupait en noir sur le fond ardent des flammes qui lui pretaient quelque chose de redoutable. Dans l'ombre, Catherine vit briller les dents blanches de son epoux et la conscience aigue de son amour pour lui l'envahit jusqu'a la douleur. Quel homme pourrait jamais prendre la place qu'il occupait dans son c?ur ? Quel homme pourrait jamais lui inspirer amour plus grand, plus fort ? Elle aimait tout de lui, sa beaute virile bien sur, mais aussi cette force ardente, cette vitalite indomptable qu'il portait, jusqu'a son caractere abrupt mais droit et fier... Il etait le seul maitre qu'elle accepterait jamais... et, doucement, elle retira sa main de celle de Bernard.

En trois pas rapides, Arnaud avait rejoint son ami.

— Je suis ton homme, Bernard ! Donne-moi Carlat et va en paix ! Mais, a une condition.

— Laquelle ?

— Je veux etre la quand le connetable de Riche- mont abattra La Tremoille !

— Tu as ma parole ! Tu participeras a la curee !

Bernard ouvrit les bras. Ses deux mains se poserent

lourdement sur les epaules de Montsalvy qu'elles etreignirent.

— Prends patience et fais bonne garde, frere Arnaud ! Tu recouvreras tes terres, tes biens et, un jour, le chateau de Montsalvy revivra de ses cendres.

Les deux hommes s'embrasserent avec une rude tendresse. Une vague jalousie se glissa dans l'ame de Catherine. Elle comprenait qu'a cette minute tous deux l'avaient oubliee, rejetant la femme hors de leur univers a eux, les hommes, cet univers incomprehensible ou la violence et la guerre tenaient une place si grande. Doucement, elle se leva et quitta la salle. Pendant qu'Arnaud et Bernard ne pensaient qu'a eux-memes, Catherine sentait l'imperieux besoin d'aller embrasser son fils.

Carlat ! une falaise abrupte de basalte noir, barrant le val d'Embene de son long plateau etire, fendu comme par un coup d'epee d'une profonde faille. Au pied, emmitoufle de murailles, un village frileux, des maisonnettes comme des cloques de granit autour d'une eglise rude au clocher en peigne. La-haut, sur l'eperon orgueilleux couronne de murs vertigineux que ponctuent les tours enormes, c'est un herissement de clochers, de toits, de poivrieres et de creneaux. La forteresse qui, au fil des siecles, fut l'asile de tant de revoltes, avait l'air d'une ville, close et muette, terrible dans son silence total, absolu au point que Catherine croyait, en approchant, entendre claquer l'oriflamme, au sommet du donjon. A mesure qu'elle montait, au pas assagi de Morgane, la jeune femme voyait s'etaler a ses pieds le gigantesque paysage de pres, de forets, de bruyeres roussies, de hautes fougeres, de rochers croulant jusqu'a l'ecume blanche des torrents. Le chemin etait si roide et le ciel si bleu, si pur que la haute porte crenelee, doree par les derniers rayons du jour, semblait ne devoir s'ouvrir, tout la-haut, que sur le paradis. Et les deux hommes qui chevauchaient pres d'elle, le comte noir a l'epervier d'argent, le comte gris au lion d'ecarlate, n'etaient-ils pas les archanges dont les epees flamboyantes, dans un instant, feraient tourner sur leurs gonds d'azur les lumineux vantaux ? Ce monstrueux nid d'aigle dont les pierres noires paraissaient escalader le ciel, c'etait lui pourtant qui allait etre son foyer, c'etait la qu'enfin elle pourrait vivre son amour, sa vie de femme, regarder grandir Michel. Les menacantes courtines en prenaient une douceur rassurante. Quel mal pourrait les atteindre jamais, si loin, si haut ?...