La garde avait ete renforcee aux issues de son appartement, mais l'escadron habituel des servantes et des esclaves s'etait reduit a un eunuque muet qui lui avait apporte, vers midi, son repas sur un plateau. Aucune femme n'etait venue aupres d'elle. Pas meme Morayma ! Et Catherine s'inquietait de cet isolement, moins pour elle que pour Arnaud. La severite que tout cela laissait prevoir n'annoncait rien de bon pour son epoux. Elle aurait peut-etre plus de mal a arracher sa grace qu'elle ne l'avait cru tout d'abord...

Il y avait eu le vacarme annoncant le retour du Calife, puis le palais tout entier etait retombe dans le silence. De temps en temps, les lamentations des femmes chargees de pleurer Zobeida parvenaient jusqu'aux oreilles de Catherine, lancinantes, irritantes parce qu'artificielles. Qui donc pouvait sincerement pleurer cette femme cruelle et sanguinaire ? Et qu'allait subir Arnaud pour en avoir debarrasse le monde ?

Catherine s'irritait de ne pas voir paraitre Morayma. Que pouvait craindre cette vieille folle ? Pourtant, elle avait desesperement besoin d'elle. I1 fallait, a tout prix, trouver moyen d'avertir Abou-al-Khayr du danger mortel que courait Arnaud ! Le Calife, dans sa colere, n'allait-il pas ordonner sa mort immediate ? A cette minute ou Catherine se tourmentait pour lui, Arnaud avait peut-etre meme cesse de vivre ?...

Mais cette idee, la jeune femme la repoussait farouchement. Non, il ne pouvait pas etre mort. Elle l'aurait senti, dans sa chair meme.

Mais, a force d'angoisse, Catherine etait parvenue a une extreme tension febrile quand, enfin, Morayma parut au seuil de sa chambre.

— Viens ! dit-elle seulement. Le Maitre veut te voir !

Enfin ! Te voila ! s'exclama la jeune femme en se levant vivement pour suivre sa gardienne. Je t'ai attendue tout le jour et...

— Tais-toi ! coupa la vieille juive rudement. Je n'ai pas le droit de te parler. Et prends bien garde de ne pas chercher a fuir. Tu n'aurais plus aucune chance.

En effet, au seuil, une dizaine d'eunuques attendaient, cimeterre au poing, pour escorter Catherine. Morayma se contenta de voiler etroitement la jeune femme en commentant :

— Sois aussi humble que tu pourras, Lumiere de l'Aurore. Ce n'est pas au Djenan-el-Arif que je te mene, mais au Mechouar, au palais ou le Maitre regne. Il est fort irrite. Je te plains car tu vas devoir affronter sa colere.

— Moi, je n'ai pas peur ! riposta Catherine fierement. Marche devant. Je te suis !

Etroitement encadree par les eunuques, Catherine se laissa conduire, a travers le harem, jusqu'aux portes du palais reserve au Calife. Les femmes, curieuses, haineuses souvent, se pressaient sur son passage. Elle put entendre des rires, des plaisanteries. Elle vit scintiller les yeux verts de Zorah qui cracha. En quittant la cour des Lions, il y avait meme un tel afflux de femmes que l'escorte eut du mal a passer. Les femmes refusaient de se laisser ecarter. Il y eut une bousculade et, soudain, Catherine entendit une voix qui, en francais, chuchotait a son oreille :

— On l'a conduit au Ghafar ! Ce n'est pas pour tout de suite !

Elle eut un sourire de reconnaissance, croyant bien apercevoir la silhouette de Marie qui se perdait parmi les autres. Ce ne pouvait etre qu'elle ! Et elle se sentit soulagee. Ainsi, Arnaud avait ete conduit au donjon de l'Alcazaba... mais il ne risquait pas la mort immediate.

A coup de pommeau de leurs alfanges ou de fouet d'hippopotame, les eunuques forcerent leur chemin jusqu'a la porte qui faisait communiquer les deux parties du palais. La, veillaient les gardes maures, casques et lances au poing, menacants et solennels, avant-garde de la justice... Au-dela de la porte, c'etait la majeste d'une sorte de cloitre royal, dentelle de marbre blanc tendue autour d'un tapis d'eau verte, cernee d'une double haie de myrtes odorants. La, point de tendres buissons, point d'ombres accueillantes comme au Djenan- el-Arif : des gardes armes echelonnes jusqu'au grandiose salon ouvert tout au fond sous une pesante tour carree, et une foule de dignitaires et de serviteurs aux vetements somptueux. L'escorte et Morayma ellememe laisserent Catherine a l'entree de la salle des Ambassadeurs.

Des etroites fenetres garnies de verres multicolores, une lumiere assourdie tombait d'aplomb sur le large trone d'or, incruste de pierres fines, sur lequel le Calife se tenait accroupi, regardant avancer la jeune femme.

Un turban de soie verte, pique d'une enorme emeraude, enserrait la tete du souverain. En main, il tenait le sceptre, long bambou recourbe et garni d'or. Et Catherine nota, avec un serrement de c?ur, qu'aucune douceur ne venait alleger le poids du regard glacial dont il l'enveloppait.

Deux serviteurs en longues robes vertes la prirent aux epaules lorsqu'elle entra et l'obligerent a s'agenouiller devant le trone. Alors, elle perdit son dernier espoir. Elle n'avait rien a attendre de cet homme qui, d'emblee, la traitait en coupable. Elle demeura immobile, attendant qu'il parlat, mais levant hardiment les yeux vers lui.

D'un geste, il avait fait le vide autour d'elle. Quand le dernier serviteur se fut retire, il ordonna :

— Enleve ton voile. Je veux voir ton visage. Aussi bien... tu n'y as pas droit. Tu n'es pas des notres.

Elle obeit avec joie et, en meme temps, se releva, decidee a ne plus rien abandonner de sa fierte. Si elle ne pouvait sauver Arnaud, elle etait bien determinee a obliger Muhammad a l'envoyer le rejoindre. Le voile blanc qu'elle portait glissa autour d'elle comme une flaque claire tandis que son regard croisait celui, irrite, du souverain.

— Qui t'a permis de te relever ?

— Toi. Tu l'as dit : je ne suis pas des votres ! Je suis femme libre et de noble lignage. Dans mon pays, le Roi me parle avec respect.

Muhammad se pencha vers elle, un pli a la fois moqueur et meprisant marquant sa bouche charnue.

— Ton Roi t'a-t-il possedee ? Moi, oui !... Quel respect puis-je avoir pour toi ?

— Est-ce pour me dire cela, o puissant Calife, que tu m'as fait venir ? Je n'en vois pas l'utilite, a moins que tu n'aies plaisir a insulter une femme.

— J'aurais pu, en effet, t'envoyer a la mort sans un mot, mais j'ai voulu te revoir... ne fut-ce que pour juger de ton habilete a mentir.

— Mentir ? Pourquoi donc me donnerais-je cette peine ? Interroge, seigneur : je te repondrai. Une femme de mon rang ne ment pas !

Il y eut un silence. Habitue aux esclaves serviles, aux creatures oisives et molles pour lesquelles il n'etait pas de fete plus grande qu'etre appelees aupres de lui, Muhammad regardait avec une colere melee d'etonne- ment cette femme qui osait se dresser devant lui, sans peur apparente, sans arrogance non plus, mais simplement fiere et digne malgre sa faiblesse presente.

D'ailleurs le ton qu'avait pris leur entretien ranimait le courage de la jeune femme. Si elle pouvait continuer a parler ainsi, presque d'egal a egal, il pouvait y avoir une chance... Brusquement, Muhammad attaqua :

— On dit que le chevalier franc... l'assassin de ma s?ur bien-aimee, est ton epoux ? fit-il avec une feinte negligence.

— C'est vrai.

— Donc, tu m'as menti ! Tu n'es pas une captive des Barbaresques achetee a Almeria.

— On t'a menti, seigneur ! Moi, je ne t'ai rien dit... car tu ne m'as rien demande. Maintenant, je te le dis moi-meme : j'ai nom Catherine de Montsalvy, dame de la Chataigneraie, et je suis venue jusqu'ici pour reprendre l'epoux que ta s?ur m'avait vole.

— Vole ? J'ai rencontre mainte fois cet homme. Il semblait s'accommoder de son sort... et de l'amour insense que Zobeida lui vouait.

— Quel captif ne cherche a s'accommoder de son sort ? Quant a l'amour, seigneur, toi qui prends les femmes au gre de ton caprice sans que ton c?ur intervienne en rien, tu devrais savoir qu'un homme le pratique assez facilement.

Brusquement, le Calife rejeta le sceptre de bambou qui ajoutait peut-etre a sa majeste, mais l'encombrait et s'agita sur son divan de parade. Catherine vit une tristesse passer dans son regard clair.