Un autre visage, brusquement, s'interposa, celui de Barnabe... Le Coquillart savait, comme personne, sortir des situations les plus difficiles. Il l'avait tiree de Paris insurge, il avait arrache Loyse a Caboche, il les avait amenees a bon port a Dijon a travers des campagnes devastees par la guerre, hantees de bandes feroces de soudards et de pillards. Il etait l'homme de tous les miracles et de toutes les astuces. Au terme de sa longue songerie solitaire, Catherine se dit qu'elle irait trouver Barnabe car elle ne pouvait s'offrir le luxe d'attendre que le Coquillart fit a ses bourgeois amis l'une de ses rares visites. Le temps pressait.

On ne voyait pas souvent Barnabe dans la paisible maison de la rue du Griffon, justement parce qu'elle etait trop tranquille pour lui.

Malgre l'age, l'ancien vendeur de fausses reliques aimait toujours autant vivre dangereusement et n'avait pas renie son etrange monde, inquietant peut-etre, mais vivant et curieusement colore. De temps en temps, il apparaissait, degingande, ironique, nonchalant et crasseux avec superbe. Il etendait ses longues jambes vers la flamme du foyer puis sous la table servie car Mathieu, qui l'aimait bien sans s'expliquer pourquoi, ne manquait jamais de l'inviter au repas.

Barnabe restait la quelques heures, bavardant de choses et d'autres avec l'oncle Mathieu. Il savait toujours tout ce qui se passait sur toute l'etendue du duche et donnait parfois de precieux avis au negociant pour son commerce tels que l'arrivee d'une nef genoise ou venitienne a Damme ou bien la venue a Chalon d'une caravane de pelletiers russes. Il connaissait aussi les potins de la Cour, le nom des maitresses du duc Philippe et le nombre exact des coleres de la duchesse-douairiere. Puis il repartait apres avoir pince la joue de Catherine et salue gravement Jacquette et Loyse, s'en retournant vers son existence nocturne. Ni Mathieu, ni Catherine n'ignoraient qu'il etait l'un des lieutenants du sinistre Jacquot de la Mer, le roi de la Coquille, mais aucun d'eux n'en parlait et quand, parfois, la langue acerbe de Loyse laissait echapper une allusion a la peu recommandable profession de leur ami, ils se hataient de lui imposer silence.

Vers la fin du jour, Jacquette, inquiete du silence et de la longue reclusion de Catherine, vint lui porter une ecuelle de soupe et quelques tranches de b?uf froid avec une jatte de lait. La jeune fille, en effet, n'avait rien pris depuis le matin.

Elle en remercia gentiment sa mere et, pour lui faire plaisir, mangea un peu de soupe, quelques bribes de viande et but du lait, malgre son absence totale de faim. Bien lui en prit car elle se sentit aussitot ragaillardie, l'esprit plus clair et le corps plus dispos.

— Tu ne devrais pas te tourmenter autant, mignonne, lui dit Jacquette avec un sourire. Apres tout, c'est plutot une bonne nouvelle, cette demande en mariage. Beaucoup de filles par ici t'envieront et plus d'une grande dame. Et puis, messire Garin gagne peut-etre a etre connu. Il n'est point laid, tu l'aimeras peut-etre et, en tout cas, tu seras gatee, choyee...

Le regard de la bonne dame s'egarait sur le tas chatoyant des tissus que Mathieu avait fait porter chez sa niece comme un rappel tentateur aux joies somptueuses qui l'attendaient. Catherine les avait relegues en vrac sur un coffre dans le coin le plus sombre de la piece. Le ton que Jacquette employait a la fois humble et tremblant fit mal a la jeune fille qui, se levant d'un bond, alla embrasser sa mere.

— Ne vous tourmentez pas pour moi, mere... Tout ira bien, et, comme vous le dites, peut-etre les choses s'arrangeront-elles toutes seules.

Se meprenant sur le sens des paroles de sa fille, Jacquette redescendit a la cuisine, grandement soulagee, pour annoncer a son frere que Catherine s'humanisait et ne disait plus « non » aussi categoriquement.

Pourtant, la capitulation etait toujours aussi eloignee de l'esprit de Catherine. Elle avait seulement voulu calmer les inquietudes de sa mere et aussi garder sa liberte d'action. Son court repas termine, elle alla s'etendre un moment sur son lit pour attendre la nuit noire. Elle entendit l'oncle Mathieu sortir comme chaque soir, pour se rendre aupres du vicomte- mayeur1 afin de lui remettre les clefs de la porte Saint- Nicolas dont il avait la garde2 puis rentrer ensuite et fermer ses propres portes.

— C'etait en quelque sorte le maire de la ville.

— La garde des portes etait confiee aux bourgeois les plus considerables du quartier pour qui c'etait un fief viager. Ils etaient responsables de leurs portes et censes etre constamment de service. Ils entretenaient les defenses au moyen d'une part des droits de vivre et de marchandise (Chabeuf).

L'oncle Mathieu venait tout juste de rentrer quand les marguilliers de Saint-Jean sonnerent le creve-feu. De cet instant, les rues appartenaient a la galanterie, au vol, au brigandage et a l'aventure de toute sorte.

Catherine, etendue sur son lit, ne bougeait toujours pas. Elle entendit les marches de l'escalier gemir sous le poids de l'oncle qui regagnait son lit, Loyse gour- mander la servante et le vieux Pierre qui rejoignait son galetas en chantonnant. Peu a peu, le silence prit possession de la maison. Sara n'etait toujours pas rentree. Catherine savait bien qu'elle ne serait pas la avant le jour, en admettant qu'elle revint le lendemain.

Quand il n'y eut plus d'autre signe de vie autour d'elle que le ronflement etouffe de l'oncle Mathieu, Catherine se laissa glisser de son lit, enfila une robe brune qu'elle avait sortie a cet effet, natta ses cheveux bien serres sous un capuchon puis, s'enveloppant d'une ample cape qui dissimulait totalement sa silhouette, se glissa dans l'escalier.

Elle savait le descendre sans faire crier les marches. Elle savait aussi comment tirer sans bruit les verrous, d'ailleurs toujours bien graisses par les soins vigilants de Sara. Quelques minutes plus tard, elle etait dans la rue.

Catherine n'etait pas peureuse et la nuit de juillet etait claire, une belle nuit de velours sombre sur lequel les etoiles faisaient scintiller plus de diamants que sur le manteau de la Vierge Noire. Mais il fallait un certain courage pour se rendre deliberement dans les pires endroits de la ville, la ou les archers du guet ne se risquaient pas.

— Si tu avais un jour besoin de moi, lui avait dit une fois Barnabe en grand secret, tu m'enverras chercher a la maison publique. Elle appartient a un certain Jacquot de la Mer qui est sergent de la Mairie...

et qui est aussi notre maitre a tous, gens de Haute et Basse Truanderie.

Je te dis ca parce que je sais que tu n'es pas bavarde et parce qu'il me semble que tu pourrais, un jour, en avoir besoin. Si je n'etais pas la, tu pourrais me faire chercher a l'Hotellerie de la Porte d'Ouche ou je vais de temps en temps, mais plus rarement...

Dans les debuts, Catherine ne savait pas bien ce que pouvait etre une maison publique jusqu'au jour ou elle s'en etait ouverte a Sara. La tzingara avait pour principe de dire les choses comme elles sont, estimant la verite cent fois preferable a l'hypocrisie pour l'education des filles.

— Une maison publique est une maison ou des filles folles vendent leurs corps aux hommes pour de l'argent, avait-elle dit.

Ainsi renseignee, Catherine se l'etait tenu pour dit mais elle pensait aux paroles de la bohemienne tandis qu'elle se glissait le long des maisons biscornues de la rue du Griffon, tachant de se confondre autant qu'elle pouvait avec les ombres epaisses des toits et d'eviter le centre, plus clair, de l'etroite et tortueuse artere.

Quand il fallut traverser la place de la Sainte Chapelle, elle s'y prit a deux fois, courut d'une traite jusqu'au Calvaire eleve au milieu, y reprit haleine. L'ombre noire du Crucifie s'etendait loin sur la terre durcie de la place, flanquee de celles de la Madeleine et de saint Jean dont les visages de pierre contemplaient interminablement la Divine Agonie. Ayant retrouve son souffle, Catherine longea le pourpris ducal. Les tours donnaient une ombre epaisse mais il fallait se mefier des archers de garde dont les casques luisaient faiblement. Reprenant sa course, elle se jeta dans la rue des Forges aux baraques lepreuses qui sentaient toujours le bois brule, le cuir roussi et la graisse d'armes.