Eugene entendait ces paroles sans pouvoir y repondre : il sentait sa langue collee a son palais, et se trouvait en proie a une somnolence invincible ; il ne voyait deja plus la table et les figures des convives qu’a travers un brouillard lumineux. Bientot le bruit s’apaisa, les pensionnaires s’en allerent un a un. Puis, quand il ne resta plus que madame Vauquer, madame Couture, mademoiselle Victorine, Vautrin et le pere Goriot, Rastignac apercut, comme s’il eut reve, madame Vauquer occupee a prendre les bouteilles pour en vider les restes de maniere a en faire des bouteilles pleines.

— Ah ! sont-ils fous, sont-ils jeunes ! disait la veuve.

Ce fut la derniere phrase que put comprendre Eugene.

— Il n’y a que monsieur Vautrin pour faire de ces farces-la, dit Sylvie. Allons, voila Christophe qui ronfle comme une toupie.

— Adieu, maman, dit Vautrin. Je vais au boulevard admirer M. Marty dans le Mont Sauvage, une grande piece tiree du Solitaire. Si vous voulez, je vous y mene ainsi que ces dames.

— Je vous remercie, dit madame Couture.

— Comment, ma voisine ! s’ecria madame Vauquer, vous refusez de voir une piece prise dans Le Solitaire, un ouvrage fait par Atala de Chateaubriand, et que nous aimions tant a lire, qui est si joli que nous pleurions comme des Madeleines d’Elodie sous les tyeuillescet ete dernier, enfin un ouvrage moral qui peut etre susceptible d’instruire votre demoiselle ?

— Il nous est defendu d’aller a la comedie, repondit Victorine.

— Allons, les voila partis, ceux-la, dit Vautrin en remuant d’une maniere comique la tete du pere Goriot et celle d’Eugene.

En placant la tete de l’etudiant sur la chaise, pour qu’il put dormir commodement, il le baisa chaleureusement au front, en chantant :

Dormez, mes cheres amours !

Pour vous je veillerai toujours.

— J’ai peur qu’il ne soit malade, dit Victorine.

— Restez a le soigner alors, reprit Vautrin. C’est, lui souffla-t-il a l’oreille, votre devoir de femme soumise. Il vous adore, ce jeune homme, et vous serez sa petite femme, je vous le predis. Enfin, dit-il a haute voix, ils furent consideres dans tout le pays, vecurent heureux, et eurent beaucoup d’enfants. Voila comment finissent tous les romans d’amour. Allons, maman, dit-il en se tournant vers madame Vauquer, qu’il etreignit, mettez le chapeau, la belle robe a fleurs l’echarpe de la comtesse. Je vais vous aller chercher un fiacre, soi-meme. Et il partit en chantant :

Soleil, soleil, divin soleil,

Toi qui fais murir les citrouilles…

— Mon Dieu ! dites donc, madame Couture, cet homme-la me ferait vivre heureuse sur les toits. Allons, dit-elle en se tournant vers le vermicellier, voila le pere Goriot parti. Ce vieux cancre-la n’a jamais eu l’idee de me mener nunepart, lui. Mais il va tomber par terre, mon Dieu ! C’est-y indecent a un homme d’age de perdre la raison ! Vous me direz qu’on ne perd point ce qu’on n’a pas. Sylvie, montez-le donc chez lui.

Sylvie prit le bonhomme par-dessous le bras, le fit marcher, et le jeta tout habille comme un paquet au travers de son lit.

— Pauvre jeune homme, disait madame Couture en ecartant les cheveux d’Eugene qui lui tombaient dans les yeux, il est comme une jeune fille, il ne sait pas ce que c’est qu’un exces.

— Ah ! je peux bien dire que depuis trente et un ans que je tiens ma pension, dit madame Vauquer, il m’est passe bien des jeunes gens par les mains, comme on dit ; mais je n’en ai jamais vu d’aussi gentil, d’aussi distingue que monsieur Eugene. Est-il beau quand il dort ? Prenez-lui donc la tete sur votre epaule, madame Couture. Bah ! il tombe sur celle de mademoiselle Victorine : il y a un dieu pour les enfants. Encore un peu, il se fendait la tete sur la pomme de la chaise. A eux deux, ils feraient un bien joli couple.

— Ma voisine, taisez-vous donc, s’ecria madame Couture, vous dites des choses…

— Bah ! fit madame Vauquer, il n’entend pas. Allons, Sylvie, viens m’habiller. Je vais mettre mon grand corset.

— Ah bien ! votre grand corset, apres avoir dine, madame, dit Sylvie. Non, cherchez quelqu’un pour vous serrer, ce ne sera pas moi qui serai votre assassin. Vous commettriez la une imprudence a vous couter la vie.

— Ca m’est egal, il faut faire honneur a monsieur Vautrin.

— Vous aimez donc bien vos heritiers ?

— Allons, Sylvie, pas de raisons, dit la veuve en s’en allant.

— A son age, dit la cuisiniere en montrant sa maitresse a Victorine.

Madame Couture et sa pupille, sur l’epaule de laquelle dormait Eugene, resterent seules dans la salle a manger. Les ronflements de Christophe retentissaient dans la maison silencieuse, et faisaient ressortir le paisible sommeil d’Eugene, qui dormait aussi gracieusement qu’un enfant. Heureuse de pouvoir se permettre un de ces actes de charite par lesquels s’epanchent tous les sentiments de la femme, et qui lui faisait sans crime sentir le c?ur du jeune homme battant sur le sien, Victorine avait dans la physionomie quelque chose de maternellement protecteur qui la rendait fiere. A travers les mille pensees qui s’elevaient dans son c?ur, percait un tumultueux mouvement de volupte qu’excitait l’echange d’une jeune et pure chaleur.

— Pauvre chere fille ! dit madame Couture en lui pressant la main.

La vieille dame admirait cette candide et souffrante figure, sur laquelle etait descendue l’aureole du bonheur. Victorine ressemblait a l’une de ces naives peintures du moyen age dans lesquelles tous les accessoires sont negliges par l’artiste, qui a reserve la magie d’un pinceau calme et fier pour la figure jaune de ton, mais ou le ciel semble se refleter avec ses teintes d’or.

— Il n’a pourtant pas bu plus de deux verres, maman, dit Victorine en passant ses doigts dans la chevelure d’Eugene.

— Mais si c’etait un debauche, ma fille, il aurait porte le vin comme tous ces autres. Son ivresse fait son eloge.

Le bruit d’une voiture retentit dans la rue.

— Maman, dit la jeune fille, voici monsieur Vautrin. Prenez donc monsieur Eugene. Je ne voudrais pas etre vue ainsi par cet homme, il a des expressions qui salissent l’ame, et des regards qui genent une femme comme si on lui enlevait sa robe.

— Non, dit madame Couture, tu te trompes ! Monsieur Vautrin est un brave homme, un peu dans le genre de defunt monsieur Couture, brusque, mais bon, un bourru bienfaisant.

En ce moment Vautrin entra tout doucement, et regarda le tableau forme par ces deux enfants que la lueur de la lampe semblait caresser.

— Eh ! bien, dit-il en se croisant les bras, voila de ces scenes qui auraient inspire de belles pages a ce bon Bernardin de Saint-Pierre, l’auteur de Paul et Virginie. La jeunesse est bien belle, madame Couture. Pauvre enfant, dors, dit-il en contemplant Eugene, le bien vient quelquefois en dormant. Madame, reprit-il en s’adressant a la veuve, ce qui m’attache a ce jeune homme, ce qui m’emeut, c’est de savoir la beaute de son ame en harmonie avec celle de sa figure. Voyez, n’est-ce pas un cherubin pose sur l’epaule d’un ange ? il est digne d’etre aime, celui-la ! Si j’etais femme, je voudrais mourir (non, pas si bete !) vivre pour lui. En les admirant ainsi, madame, dit-il a voix basse et se penchant a l’oreille de la veuve, je ne puis m’empecher de penser que Dieu les a crees pour etre l’un a l’autre. La Providence a des voies bien cachees, elle sonde les reins et les c?urs, s’ecria-t-il a haute voix. En vous voyant unis, mes enfants, unis par une meme purete, par tous les sentiments humains, je me dis qu’il est impossible que vous soyez jamais separes dans l’avenir. Dieu est juste. Mais, dit-il a la jeune fille, il me semble avoir vu chez vous des lignes de prosperite. Donnez-moi votre main, mademoiselle Victorine ? je me connais en chiromancie, j’ai dit souvent la bonne aventure. Allons, n’ayez pas peur. Oh ! qu’apercois-je ? Foi d’honnete homme, vous serez avant peu l’une des plus riches heritieres de Paris. Vous comblerez de bonheur celui qui vous aime. Votre pere vous appelle aupres de lui. Vous vous mariez avec un homme titre, jeune, beau, qui vous adore.