— Nasie ! Fifine ! dit-il.

— Il vit encore, dit Bianchon.

— A quoi ca lui sert-il ? dit Sylvie.

— A souffrir, repondit Rastignac.

Apres avoir fait a son camarade un signe pour lui dire de l’imiter, Bianchon s’agenouilla pour passer ses bras sous les jarrets du malade, pendant que Rastignac en faisait autant de l’autre cote du lit afin de passer les mains sous le dos. Sylvie etait la, prete a retirer les draps quand le moribond serait souleve, afin de les remplacer par ceux qu’elle apportait. Trompe sans doute par les larmes, Goriot usa ses dernieres forces pour etendre les mains, rencontra de chaque cote de son lit les tetes des etudiants, les saisit violemment par les cheveux, et l’on entendit faiblement : — « Ah ! mes anges ! » Deux mots, deux murmures accentues par l’ame qui s’envola sur cette parole.

— Pauvre cher homme, dit Sylvie attendrie de cette exclamation ou se peignit un sentiment supreme que le plus horrible, le plus involontaire des mensonges exaltait une derniere fois.

Le dernier soupir de ce pere devait etre un soupir de joie. Ce soupir fut l’expression de toute sa vie, il se trompait encore. Le pere Goriot fut pieusement replace sur son grabat. A compter de ce moment, sa physionomie garda la douloureuse empreinte du combat qui se livrait entre la mort et la vie dans une machine qui n’avait plus cette espece de conscience cerebrale d’ou resulte le sentiment du plaisir et de la douleur pour l’etre humain. Ce n’etait plus qu’une question de temps pour la destruction.

— Il va rester ainsi quelques heures, et mourra sans que l’on s’en apercoive, il ne ralera meme pas. Le cerveau doit etre completement envahi.

En ce moment on entendit dans l’escalier un pas de jeune femme haletante.

— Elle arrive trop tard, dit Rastignac.

Ce n’etait pas Delphine, mais Therese, sa femme de chambre.

— Monsieur Eugene, dit-elle, il s’est eleve une scene violente entre monsieur et madame, a propos de l’argent que cette pauvre madame demandait pour son pere. Elle s’est evanouie, le medecin est venu, il a fallu la saigner, elle criait : — Mon pere se meurt, je veux voir papa ! Enfin, des cris a fendre l’ame.

— Assez, Therese. Elle viendrait que maintenant ce serait superflu, monsieur Goriot n’a plus de connaissance.

— Pauvre cher monsieur, est-il mal comme ca ! dit Therese.

— Vous n’avez plus besoin de moi, faut que j’aille a mon diner, il est quatre heures et demie, dit Sylvie qui faillit se heurter sur le haut de l’escalier avec madame de Restaud.

Ce fut une apparition grave et terrible que celle de la comtesse. Elle regarda le lit de mort, mal eclaire par une seule chandelle, et versa des pleurs en apercevant le masque de son pere ou palpitaient encore les derniers tressaillements de la vie. Bianchon se retira par discretion.

— Je ne me suis pas echappee assez tot, dit la comtesse a Rastignac.

L’etudiant fit un signe de tete affirmatif plein de tristesse. Madame de Restaud prit la main de son pere, la baisa.

— Pardonnez-moi, mon pere ! Vous disiez que ma voix vous rappellerait de la tombe ; eh ! bien, revenez un moment a la vie pour benir votre fille repentante. Entendez-moi. Ceci est affreux ! votre benediction est la seule que je puisse recevoir ici-bas desormais. Tout le monde me hait, vous seul m’aimez. Mes enfants eux-memes me hairont. Emmenez-moi avec vous, je vous aimerai, je vous soignerai. Il n’entend plus, je suis folle. Elle tomba sur ses genoux, et contempla ce debris avec une expression de delire. Rien ne manque a mon malheur, dit-elle en regardant Eugene. Monsieur de Trailles est parti, laissant ici des dettes enormes, et j’ai su qu’il me trompait. Mon mari ne me pardonnera jamais, et je l’ai laisse le maitre de ma fortune. J’ai perdu toutes mes illusions. Helas ! pour qui ai-je trahi le seul c?ur (elle montra son pere) ou j’etais adoree ! Je l’ai meconnu, je l’ai repousse, je lui ai fait mille maux, infame que je suis !

— Il le savait, dit Rastignac.

En ce moment le pere Goriot ouvrit les yeux, mais par l’effet d’une convulsion. Le geste qui revelait l’espoir de la comtesse ne fut pas moins horrible a voir que l’?il du mourant.

— M’entendrait-il ? cria la comtesse. Non, se dit-elle en s’asseyant aupres du lit.

Madame de Restaud ayant manifeste le desir de garder son pere, Eugene descendit pour prendre un peu de nourriture. Les pensionnaires etaient deja reunis.

— Eh ! bien, lui dit le peintre, il parait que nous allons avoir un petit mortorama la-haut ?

— Charles, lui dit Eugene, il me semble que vous devriez plaisanter sur quelque sujet moins lugubre.

— Nous ne pourrons donc plus rire ici ? reprit le peintre. Qu’est-ce que cela fait, puisque Bianchon dit que le bonhomme n’a plus sa connaissance ?

— Eh ! bien, reprit l’employe au Museum, il sera mort comme il a vecu.

— Mon pere est mort, cria la comtesse.

A ce cri terrible, Sylvie, Rastignac et Bianchon monterent, et trouverent madame de Restaud evanouie. Apres l’avoir fait revenir a elle, ils la transporterent dans le fiacre qui l’attendait. Eugene la confia aux soins de Therese, lui ordonnant de la conduire chez madame de Nucingen.

— Oh ! il est bien mort, dit Bianchon en descendant.

— Allons, messieurs, a table, dit madame Vauquer, la soupe va se refroidir.

Les deux etudiants se mirent a cote l’un de l’autre.

— Que faut-il faire maintenant ? dit Eugene a Bianchon.

— Mais je lui ai ferme les yeux, et je l’ai convenablement dispose. Quand le medecin de la mairie aura constate le deces que nous irons declarer, on le coudra dans un linceul, et on l’enterrera. Que veux-tu qu’il devienne ?

— Il ne flairera plus son pain comme ca, dit un pensionnaire en imitant la grimace du bonhomme.

— Sacrebleu, messieurs, dit le repetiteur, laissez donc le pere Goriot, et ne nous en faites plus manger. On l’a mis a toute sauce depuis une heure. Un des privileges de la bonne ville de Paris, c’est qu’on peut y naitre, y vivre, y mourir sans que personne fasse attention a vous. Profitons donc des avantages de la civilisation. Il y a trois cents morts aujourd’hui, voulez-vous nous [] apitoyer sur les hecatombes parisiennes ? Que le pere Goriot soit creve, tant mieux pour lui ! Si vous l’adorez, allez le garder, et laissez-nous manger tranquillement, nous autres.

— Oh ! oui, dit la veuve, tant mieux pour lui qu’il soit mort ! Il parait que le pauvre homme avait bien du desagrement, sa vie durant.

Ce fut toute l’oraison funebre d’un etre qui, pour Eugene, representait toute la paternite. Les quinze pensionnaires se mirent a causer comme a l’ordinaire. Lorsque Eugene et Bianchon eurent mange, le bruit des fourchettes et des cuillers, les rires de la conversation, les diverses expressions de ces figures gloutonnes et indifferentes, leur insouciance, tout les glaca d’horreur. Ils sortirent pour aller chercher un pretre qui veillat et priat pendant la nuit pres du mort. Il leur fallut mesurer les derniers devoirs a rendre au bonhomme sur le peu d’argent dont ils pourraient disposer. Vers neuf heures du soir, le corps fut place sur un fond sangle, entre deux chandelles, dans cette chambre nue, et un pretre vint s’asseoir aupres de lui. Avant de se coucher, Rastignac, ayant demande des renseignements a l’ecclesiastique sur le prix du service a faire et sur celui des convois, ecrivit un mot au baron de Nucingen et au comte de Restaud en les priant d’envoyer leurs gens d’affaires afin de pourvoir a tous les frais de l’enterrement. Il leur depecha Christophe, puis il se coucha et s’endormit accable de fatigue. Le lendemain matin Bianchon et Rastignac furent obliges d’aller declarer eux-memes le deces, qui vers midi fut constate. Deux heures apres aucun des deux gendres n’avait envoye d’argent, personne ne s’etait presente en leur nom, et Rastignac avait ete force deja de payer les frais du pretre. Sylvie ayant demande dix francs pour ensevelir le bonhomme et le coudre dans un linceul, Eugene et Bianchon calculerent que si les parents du mort ne voulaient se meler de rien, ils auraient a peine de quoi pourvoir aux frais. L’etudiant en medecine se chargea donc de mettre lui-meme le cadavre dans une biere de pauvre qu’il fit apporter de son hopital, ou il l’eut a meilleur marche.