Cette disposition me livre, au milieu des traverses de ma vie, à l’incurie de mon naturel presque aussi pleinement que si je vivais dans la plus complète prospérité. Hors les courts moments où je suis rappelé par la présence des objets aux plus douloureuses inquiétudes. Tout le reste du temps, livré par mes penchants aux affections qui m’attirent, mon cœur se nourrit encore des sentiments pour lesquels il était né, et j’en jouis avec des êtres imaginaires qui les produisent et qui les partagent comme si ces êtres existaient réellement. Ils existent pour moi qui les ai créés et je ne crains ni qu’ils me trahissent ni qu’ils m’abandonnent. Ils dureront autant que mes malheurs mêmes et suffiront pour me les faire oublier.

Tout me ramène à la vie heureuse et douce pour laquelle j’étais né. Je passe les trois quarts de ma vie, ou occupé d’objets instructifs et même agréables auxquels je livre avec délices mon esprit et mes sens, ou avec les enfants de mes fantaisies que j’ai créés selon mon cœur et dont le commerce en nourrit les sentiments, ou avec moi seul, content de moi-même et déjà plein du bonheur que je sens m’être dû. En tout ceci l’amour de moi-même fait toute l’œuvre, l’amour-propre n’y entre pour rien. Il n’en est pas ainsi des tristes moments que je passe encore au milieu des hommes, jouet de leurs caresses traîtresses, de leurs compliments ampoulés et dérisoires, de leur mielleuse malignité. De quelque façon que je m’y sois pu prendre l’amour-propre alors fait son jeu. La haine et l’animosité que je vois dans leurs cœurs à travers cette grossière enveloppe déchirent le mien de douleur; et l’idée d’être ainsi sottement pris pour dupe ajoute encore à cette douleur un dépit très puéril, fruit d’un sot amour-propre dont je sens toute la bêtise mais que je ne puis subjuguer. Les efforts que j’ai faits pour m’aguerrir à ces regards insultants et moqueurs sont incroyables. Cent fois j’ai passé par les promenades publiques et par les lieux les plus fréquentés dans l’unique dessein de m’exercer à ces cruelles bordes; non seulement je n’y ai pu parvenir mais je n’ai même rien avancé, et tous mes pénibles mais vains efforts m’ont laissé tout aussi facile à troubler, à navrer, à indigner qu’auparavant.

Dominé par mes sens quoi que je puisse faire, je n’ai jamais su résister à leurs impressions, et tant que l’objet agit sur eux mon cœur ne cesse d’en être affecté; mais ces affections passagères ne durent qu’autant que la sensation qui les cause. La présence de l’homme haineux m’affecte violemment, mais sitôt qu’il disparaît l’impression cesse; à l’instant que je ne le vois plus je n’y pense plus. J’ai beau savoir qu’il va s’occuper de moi, je ne saurais m’occuper de lui. Le mal que je ne sens point actuellement ne m’affecte en aucune sorte, le persécuteur que je ne vois point est nul pour moi. Je sens l’avantage que cette position donne à ceux qui disposent de ma destinée. Qu’ils en disposent donc tout à leur aise. J’aime encore mieux qu’ils me tourmentent sans résistance que d’être forcé de penser à eux pour me garantir de leurs coups.

Cette action de mes sens sur mon cœur fait le seul tourment de ma vie. Les jours où je ne vois personne, je ne pense plus à ma destinée; je ne la sens plus, je ne souffre plus, je suis heureux et content sans diversion, sans obstacle. Mais j’échappe rarement à quelque atteinte sensible, et lorsque j’y pense le moins, un geste, un regard sinistre que j’aperçois, un mot envenimé que j’entends, un malveillant que je rencontre, suffit pour me bouleverser. Tout ce que je puis faire en pareil cas est d’oublier bien vite et de fuir. Le trouble de mon cœur disparaît avec l’objet qui l’a causé et je rentre dans le calme aussitôt que je suis seul. Ou si quelque chose m’inquiète, c’est la crainte de rencontrer sur mon passage quelque nouveau sujet de douleur. C’est là ma seule peine; mais elle suffit pour altérer mon bonheur. Je loge au milieu de Paris. En sortant de chez moi je soupire après la campagne et la solitude, mais il faut l’aller chercher si loin qu’avant de pouvoir respirer à mon aise je trouve en mon chemin mille objets qui me serrent le cœur, et la moitié de la journée se passe en angoisses avant que j’aie atteint l’asile que je vais chercher. Heureux du moins quand on me laisse achever ma route. Le moment où j’échappe au cortège des méchants est délicieux, et sitôt que je me vois sous les arbres, au milieu de la verdure, je crois me voir dans le paradis terrestre et je goûte un plaisir interne aussi vif que si j’étais le plus heureux des mortels.

Je me souviens parfaitement que durant mes courtes prospérités, ces mêmes promenades solitaires qui me sont aujourd’hui si délicieuses m’étaient insipides et ennuyeuses. Quand j’étais chez quelqu’un à la campagne, le besoin de faire de l’exercice et de respirer le grand air me faisait souvent sortir seul, et m’échappant comme un voleur je m’allais promener dans le parc ou dans la campagne; mais loin d’y trouver le calme heureux que j’y goûte aujourd’hui, j’y portais l’agitation des vaines idées qui m’avaient occupé dans le salon; le souvenir de la compagnie que j’y avais laissée m’y suivait, dans la solitude, les vapeurs de l’amour-propre et le tumulte du monde ternissaient à mes yeux la fraîcheur des bosquets et troublaient la paix de la retraite. J’avais beau fuir au fond des bois, une foule importune me suivait partout et voilait pour moi toute la nature. Ce n’est qu’après m’être détaché des passions sociales et de leur triste cortège que je l’ai retrouvée avec tous ses charmes.

Convaincu de l’impossibilité de contenir ces premiers mouvements involontaires, j’ai cessé tous mes efforts pour cela. Je laisse à chaque atteinte mon sang s’allumer, la colère et l’imagination s’emparer de mes sens, je cède à la nature cette première explosion que toutes mes forces ne pourraient arrêter ni suspendre. Je tâche seulement d’en arrêter les suites avant qu’elle ait produit aucun effet. Les yeux étincelants, le feu du visage, le tremblement des membres, les suffocantes palpitations, tout cela tient au seul physique et le raisonnement n’y peut rien; mais après avoir laissé faire au naturel sa première explosion, l’on peut redevenir son propre maître en reprenant peu à peu ses sens; c’est ce que j’ai tâché de faire longtemps sans succès, mais enfin plus heureusement. Et cessant d’employer ma force en vaine résistance j’attends le moment de vaincre en laissant agir ma raison, car elle ne me parle que quand elle peut se faire écouter. Et que dis-je hélas! ma raison? j’aurais grand tort encore de lui faire l’honneur de ce triomphe car elle n’y a guère de part. Tout vient également d’un tempérament versatile qu’un vent impétueux agite, mais qui rentre dans le calme à l’instant que le vent ne souffle plus. C’est mon naturel ardent qui m’agite, c’est mon naturel indolent qui m’apaise. Je cède à toutes les impulsions présentes, tout choc me donne un mouvement vif et court; sitôt qu’il n’y a plus de choc, le mouvement cesse, rien de communiqué ne peut se prolonger en moi. Tous les événements de la fortune, toutes les machines des hommes ont peu de prise sur un homme ainsi constitué. Pour m’affecter de peines durables, il faudrait que l’impression se renouvelât à chaque instant. Car les intervalles quelque courts qu’ils soient suffisent pour me rendre à moi-même. Je suis ce qu’il plaît aux hommes tant qu’ils peuvent agir sur mes sens; mais au premier instant de relâche, je redeviens ce que la nature a voulu, c’est là, quoi qu’on puisse faire, mon état le plus constant et celui par lequel en dépit de la destinée je goûte un bonheur pour lequel je me sens constitué. J’ai décrit cet état dans une de mes rêveries. Il me convient si bien que je ne désire autre chose que sa durée et ne crains que de le voir troubler. Le mal que m’ont fait les hommes ne me touche en aucune sorte; la crainte seule de celui qu’ils peuvent me faire encore est capable de m’agiter; mais certain qu’ils n’ont plus de nouvelle prise par laquelle ils puissent m’affecter d’un sentiment permanent je me ris de toutes leurs trames et je jouis de moi-même en dépit d’eux.