Eh bien, qu’est-ce à dire? que la question romaine posée dans ces termes est tout bonnement un labyrinthe sans issue; que l’institution papale par le développement d’un vice caché en est arrivée après une durée de quelques siècles à cette période de l’existence où la vie, comme on l’a dit, ne se faisait plus sentir que par une difficulté d’être? Que Rome qui a fait l’Occident à son image se trouve comme lui acculée à une impossibilité? Nous ne disons pas le contraire…

Et c’est ici qu’éclate visible comme le soleil cette logique providentielle qui régit comme une loi intérieure les événements de ce monde.

Huit siècles seront bientôt révolus depuis le jour où Rome a brisé le dernier lien qui la rattachait à la tradition orthodoxe de l’Eglise universelle. — Ce jour-là Rome en se faisant une destinée à part a décidé pour des siècles de celle de l’Occident.

On connaît généralement les différences dogmatiques qui séparent Rome de l’Eglise orthodoxe. Au point de vue de la raison humaine cette différence, tout en motivant la séparation, n’explique pas suffisamment l’abîme qui c’est creusé non pas entre les deux Eglises — puisque l’Eglise est Une et Universelle — mais entre les deux mondes, les deux humanités pour ainsi dire qui ont suivi ces deux drapeaux différents.

Elle n’explique pas suffisamment comment ce qui a dévié alors, a dû de toute nécessité aboutir au terme où nous le voyons arriver aujourd’hui.

Jésus-Christ avait dit: «Mon Royaume n’est pas de ce monde»; — eh bien, il s’agit de comprendre comment Rome, après s’être séparée de l’Unité, s’est crue en droit, dans un intérêt qu’elle a identifié avec l’intérêt même du christianisme, d’organiser un Royaume du Christ comme un royaume du monde.

Il est très difficile, nous le savons bien, dans les idées de l’Occident de donner à cette parole sa signification légitime; on sera toujours tenter de l’expliquer, non pas dans le sens orthodoxe, mais dans un sens protestant. Or, il y a entre ces deux sens la distance, qui sépare ce qui est divin de ce qui est humain. Mais pour être séparée par cette incommensurable distance, la doctrine orthodoxe, il faut le reconnaître, n’est guère plus rapprochée de celle de Rome — et voici pourquoi:

Rome, il est vrai, n’a pas fait comme le Protestantisme, elle n’a point supprimé le centre chrétien qui est l’Eglise, au profit du moi humain — mais elle l’a absorbé dans le moi romain. — Elle n’a point nié la tradition, elle s’est contentée de la confisquer à son profit. Mais usurper sur ce qui est divin n’est-ce pas aussi le nier?.. Et voilà ce qui établit cette redoutable, mais incontestable solidarité qui rattache à travers les temps l’origine du Protestantisme aux usurpations de Rome. Car l’usurpation a cela de particulier que non-seulement elle suscite la révolte, mais crée encore à son profit une apparence de droit.

Aussi l’école révolutionnaire moderne ne s’y est-elle pas trompée. La révolution, qui n’est que l’apothéose de ce même moi humain arrivé à son entier et plein épanouissement, n’a pas manqué de reconnaître pour siens et de saluer comme ses deux glorieux maîtres Luther aussi bien que Grégoire VII. La voix du sang lui a parlé et elle a adopté l’un en dépit de ses croyances chrétiennes comme elle a presque canonisé l’autre, tout pape qu’il était.

Mais si le rapport évident qui lie les trois termes de cette série est le fond même de la vie historique de l’Occident, il est tout aussi incontestable qu’on ne saurait lui assigner d’autre point de départ que cette altération profonde que Rome a fait subir au principe chrétien par l’organisation qu’elle lui a imposée.

Pendant des siècles l’Eglise d’Occident, sous les auspices de Rome, avait presque entièrement perdu le caractère que la loi de son origine lui assignait. Elle avait cessé d’être au milieu de la grande société humaine une société de fidèles librement réunie en esprit et en vérité sous la loi du Christ. Elle était devenue une institution, une puissance politique — un Etat dans l’Etat. A vrai dire, pendant la durée du moyen-âge, l’Eglise en Occident n’était autre chose qu’une colonie romaine établie dans un pays conquis.

C’est cette organisation qui, en rattachant l’Eglise à la glèbe des intérêts terrestres, lui avait fait, pour ainsi dire, des destinées mortelles. En incarnant l’élément divin dans un corps infirme et périssable, elle lui a fait contracter toutes les infirmités comme tous les appétits de la chair. De cette organisation est sortie pour l’Eglise romaine, par une fatalité providentielle, — la nécessité de la guerre, de la guerre matérielle, nécessité qui, pour une institution comme l’Eglise, équivalait à une condamnation absolue. De cette organisation sont nés ce conflit de prétentions et cette rivalité d’intérêts qui devaient forcément aboutir à une lutte acharnée entre le Sacerdoce et l’Empire — à ce duel vraiment impie et sacrilège qui en se prolongeant à travers tout le moyen-âge a blessé à mort en Occident le principe même de l’autorité.

De là tant d’excès, de violences, d’énormités accumulés pendant des siècles pour étayer ce pouvoir matériel dont Rome ne croyait pas pouvoir se passer pour sauvegarder l’Unité de l’Eglise et qui néanmoins ont fini, comme ils devaient finir, par briser en éclats cette Unité prétendue. Car, on ne saurait le nier, l’explosion de la Réforme au seizième siècle n’a été dans son origine que la réaction du sentiment chrétien trop longtemps froissé, contre l’autorité d’une Eglise qui sous beaucoup de rapports ne l’était plus que de nom. — Mais comme depuis des siècles Rome s’était soigneusement interposée entre l’Eglise universelle et l’Occident, les chefs de la Réforme, au lieu de porter leurs griefs au tribunal de l’autorité légitime et compétente, aimèrent mieux en appeler au jugement de la conscience individuelle — c’est-à-dire qu’ils se firent juges dans leur propre cause.

Voilà l’écueil sur lequel la réforme du seizième siècle est venue échouer. Telle est, n’en déplaise à la sagesse des docteurs de l’Occident, la véritable et la seule cause qui a fait dévier ce mouvement de la réforme — chrétien à son origine, jusqu’à la faire aboutir à la négation de l’autorité de l’Eglise et, par suite, du principe même de toute autorité. Et c’est par cette brèche, que le

Protestantisme a ouverte pour ainsi dire à son insu, que le principe anti-chrétien a fait plus tard irruption dans la société de l’Occident.

Ce résultat était inévitable, car le moi humain livré à lui-même est anti-chrétien par essence. La révolte, l’usurpation du moi ne datent pas assurément des trois derniers siècles, mais ce qui alors était nouveau, ce qui se produisait pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, c’était de voir cette révolte, cette usurpation élevées à la dignité d’un principe et s’exerçant à titre d’un droit essentiellement inhérent à la personnalité humaine.

II ne fallait pas moins que la venue au monde du Christianisme pour inspirer à l’homme des prétentions aussi altières, comme il ne fallait pas moins que la présence du souverain légitime pour rendre la révolte complète et l’usurpation flagrante.

Depuis ces trois derniers siècles la vie historique de l’Occident n’a donc été, et n’a pu être, qu’une guerre incessante, un assaut continuel livré à tout ce qu’il y avait d’éléments chrétiens dans la composition de l’ancienne société occidentale. Ce travail de démolition a été long, car avant de pouvoir s’attaquer aux institutions il avait fallu détruire ce qui en faisait le ciment: c’est-à-dire les croyances.

Ce qui fait de la première révolution française une date à jamais mémorable dans l’histoire du monde, c’est qu’elle a inauguré pour ainsi dire l’avènement de l’idée anti-chrétienne aux gouvernements de la société politique.

Que cette idée est le caractère propre et comme l’âme elle-même de la Révolution, il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner quel est son dogme essentiel, — le dogme nouveau qu’elle a apporté au monde. C’est évidemment le dogme de la souveraineté du peuple. Or, qu’est-ce que la souveraineté du peuple, sinon celle du moi humain multiplié par le nombre — c’est-à-dire appuyé sur la force? Tout ce qui n’est pas ce principe n’est plus la révolution et ne saurait avoir qu’une valeur purement relative et contingente. Voilà pourquoi, soit dit en passant, rien n’est plus niais, ou plus perfide que d’attribuer aux institutions politiques que la Révolution a créées, une autre valeur que celle-là. Ce sont des machines de guerre admirablement appropriées à l’usage pour lequel elles ont été faites, mais qui en dehors de cette destination ne sauraient jamais, dans une société régulière, trouver d’emploi convenable.