Je descendis aussitot et commencai par deteler les chevaux; puis je pris sur mes epaules la voiture avec ses quatre roues et ses bagages, et je sautai avec cette charge dans les champs, par-dessus le talus et la haie du bord, haute d’au moins neuf pieds, ce qui n’etait pas une bagatelle, vu le poids du fardeau: au moyen d’un second saut, je reportai ma chaise de poste sur la route, au-dela de l’autre voiture. Cela fait, je revins vers les chevaux, j’en pris un sous chaque bras, et je les transportai par le meme procede aupres de la chaise; apres quoi nous attelames et nous atteignimes sans encombre la station de poste.
J’ai oublie de vous dire que l’un de mes chevaux, qui etait jeune et tres fougueux, faillit me donner beaucoup de mal: car au moment que je franchissais pour la seconde fois la haie, il se mit a ruer et a remuer les jambes si violemment que je me trouvai un instant fort embarrasse. Mais je l’empechai de continuer cette gymnastique en fourrant ses deux jambes de derriere dans les poches de mon habit.
Arrives a l’auberge, le postillon accrocha son cor a un clou dans la cheminee, et nous nous mimes a table. Or, ecoutez, messieurs, ce qui arriva! – Tarata, tarata, tat, tata! – voila le cor qui se met a jouer tout seul. Nous ouvrons de grands yeux, en nous demandant ce que cela signifie. Imaginez-vous que les notes s’etaient geles dans le cor, et que, la chaleur les degelant peu a peu, elles sortaient claires et sonores, a la grande louange du postillon, car l’interessant instrument nous fit pendant une demi-heure d’excellente musique sans qu’il fut besoin de souffler dedans. Il nous joua d’abord la marche prussienne, puis «Sans amour et sans vin», puis «Quand je suis triste», et maintes chansons populaires, entre autres la ballade «Tout repose dans les bois». Cette aventure fut la derniere de mon voyage en Russie.
Beaucoup de voyageurs ont l’habitude, en narrant leurs aventures, d’en raconter beaucoup plus long qu’ils n’en ont vu. Il n’est donc pas etonnant que les lecteurs et les auditeurs soient parfois enclins a l’incredulite. Toutefois, s’il etait dans l’honorable societe quelqu’un qui fut porte a douter de la veracite de ce que j’avance, je serais extremement peine de ce manque de confiance, et je l’avertirais qu’en ce cas ce qu’il a de mieux a faire c’est de se retirer avant que je commence le recit de mes aventures de mer qui sont plus extraordinaires encore, bien qu’elles ne soient pas moins authentiques.
CHAPITRE VI Premiere aventure de mer.
Le premier voyage que je fis dans ma vie, peu de temps avant celui de Russie dont je vous ai raconte les episodes les plus remarquables, fut un voyage sur mer.
J’etais encore en proces avec les oies, comme avait coutume de me le repeter mon oncle le major – une fiere moustache de colonel de hussards -, et l’on ne savait pas encore au juste si le duvet blanc qui parsemait mon menton serait chiendent ou barbe, que deja les voyages etaient mon unique poesie, la seule aspiration de mon c?ur.
Mon pere avait passe la plus grande partie de sa jeunesse a voyager, et il abregeait les longues soirees d’hiver par le recit veridique de ses aventures. Aussi peut-on attribuer mon gout autant a la nature qu’a l’influence de l’exemple paternel. Bref, je saisissais toutes les occasions que je croyais devoir me fournir les moyens de satisfaire mon insatiable desir de voir le monde; mais tous mes efforts furent vains.
Si par hasard je parvenais a faire une petite breche a la volonte de mon pere, ma mere et ma tante n’en resistaient que plus opiniatrement, et, en quelques instants, j’avais perdu les avantages que j’avais eu tant de peine a conquerir. Enfin le hasard voulut qu’un de mes parents maternels vint nous faire une visite. Je fus bientot son favori; il me disait souvent que j’etais un gentil et joyeux garcon, et qu’il voulait faire tout son possible pour m’aider dans l’accomplissement de mon desir. Son eloquence fut plus persuasive que la mienne, et apres un echange de representations et de repliques, d’objections et de refutations, il fut decide, a mon extreme joie, que je l’accompagnerais a Ceylan, ou son oncle avait ete gouverneur pendant plusieurs annees.
Nous partimes d’Amsterdam, charges d’une mission importante de la part de Leurs Hautes Puissances les Etats de Hollande. Notre voyage ne presenta rien de bien remarquable, a l’exception d’une terrible tempete, a laquelle je dois consacrer quelques mots, a cause des singulieres consequences qu’elle amena. Elle eclata juste au moment ou nous etions a l’ancre devant une ile, pour faire de l’eau et du bois: elle sevissait si furieuse, qu’elle deracina et souleva en l’air nombre d’arbres enormes. Bien que quelques-uns pesassent plusieurs centaines de quintaux, la hauteur prodigieuse a laquelle ils etaient enleves les faisait paraitre pas plus gros que ces petites plumes que l’on voit parfois voltiger dans l’air.
Cependant, des que la tempete se fut apaisee, chaque arbre retomba juste a sa place, et reprit aussitot racine, de sorte qu’il ne resta pas la moindre trace des ravages causes par les elements. Seul, le plus gros de ces arbres fit exception. Au moment ou il avait ete arrache de terre par la violence de la tempete, un homme etait occupe avec sa femme a y cueillir des concombres; car, dans cette partie du monde, cet excellent fruit croit sur les arbres. L’honnete couple accomplit aussi patiemment que le mouton de Blanchard le voyage aerien; mais par son poids il modifia la direction de l’arbre, qui retomba horizontalement sur le sol. Or, le tres gracieux cacique de l’ile avait, ainsi que la plupart des habitants, abandonne sa demeure, par crainte d’etre enseveli sous les ruines de son palais; a la fin de l’ouragan il revenait chez lui en passant par son jardin, lorsque l’arbre tomba precisement en ce moment et, par bonheur, le tua net.
«Par bonheur, dites-vous?
– Oui, oui, par bonheur; car, messieurs, le cacique etait, sauf votre respect, un abominable tyran, et les habitants de l’ile, sans en excepter ses favoris et ses maitresses, etaient les plus malheureuses creatures qu’on put trouver sous la calotte des cieux. Des masses d’approvisionnements pourrissaient dans ses magasins et ses greniers, tandis que son peuple, a qui il les avait extorques, mourait litteralement de faim.»
Son ile n’avait rien a craindre de l’etranger: malgre cela il mettait la main sur tous les jeunes gens pour en faire des heros suivant l’ordonnance, et de temps en temps vendait sa collection au voisin le plus le plus offrant, pour ajouter de nouveaux millions de coquillages aux millions qu’il avait herites de son pere. On nous dit qu’il avait rapporte ce procede inoui d’un voyage qu’il avait fait dans le Nord; c’est la une assertion que, malgre tout notre patriotisme, nous n’essayames pas de refuter; quoique, chez ces insulaires, un voyage dans le Nord puisse signifier aussi bien un voyage aux Canaries qu’une excursion au Groenland; mais nous avions plusieurs raisons de ne pas insister sur ce point.
En reconnaissance du grand service que ces cueilleurs de concombres avaient rendu a leurs compatriotes, on les placa sur le trone laisse vacant par la mort du cacique. Il est vrai de dire que ces braves gens avaient dans leur voyage aerien vu le soleil de si pres, que l’eclat de cette lumiere leur avait pas mal obscurci les yeux, et quelque peu aussi l’intelligence; mais ils n’en regnerent que mieux, si bien que personne ne mangeait de concombre sans dire: «Dieu protege notre cacique!»