— Bonjour, ma chere ! lanca-t-elle aimablement. Heureuse de vous voir arrivee !
Apres quoi elle reprit de plus belle le recit de sa chasse qui s'etait soldee par deux herons et six lievres. Elle conclut enfin :
— Tout ceci pour vous dire qu'apres une pareille journee je meurs de faim. Passons a table !
— Un moment ! coupa sechement Catherine. Avant de passer a table, je desire savoir a quelle table je vais m'asseoir; celle de mes hotes ou celle de mes geoliers ?
L'intrepide chasseresse qui n'etait autre qu'Anne de Sille, la grand-mere de Catherine de Rais que le vieux Craon avait epousee un an apres le mariage de Gilles, considera la jeune femme avec une veritable stupeur teintee d'une vague admiration.
— Par le ventre de ma mere ! commenca-t-elle.
Mais le vieux Craon avait fronce les sourcils tandis
que sa levre inferieure s'allongeait en une lippe de mauvais augure.
— Des geoliers ? fit-il. Ou diable avez-vous pris cela ?
Le ton etait sec et la mine peu rassurante, mais Catherine etait trop en colere pour se laisser intimider. Froidement, elle considera le vieux seigneur.
— J'ai pris cela dans le simple fait qu'une heure a peine apres mon arrivee j'ai vu arreter sous mes yeux mon ecuyer, au mepris de toutes les lois de l'hospitalite.
— Cet homme a frappe un sergent de la garnison. C'est, il me semble, un geste suffisamment discourtois pour meriter une sanction.
Je l'eusse prise moi-meme si son geste n'eut ete motive par de bien etranges paroles. On l'a empeche de s'occuper de nos montures sous pretexte qu'elles etaient desormais votre propriete et que, d'ailleurs, je ne risquais pas d'en avoir besoin, etant ici pour beaucoup plus longtemps que je ne l'imaginais. N'importe quel serviteur un peu devoue se fut rebelle devant pareille pretention, Messire, et, si vous voulez mon sentiment, votre sergent n'a eu que ce qu'il meritait...
Jean de Craon haussa les epaules.
— Les hommes d'armes ne sont pas toujours tres intelligents, fit-il maussade. Il ne faut pas attacher d'importance a ce qu'ils disent.
— Dans ce cas, il y a pour vous un moyen bien simple, Messire, de me prouver votre bonne volonte. Faites relacher mon ecuyer, faites preparer mes mules ; je vous ferai ensuite toutes les excuses que vous voudrez... et je partirai des ce soir avec mes serviteurs.
— Non !
Le mot claqua dans le silence tendu qui avait suivi les derniers mots de Catherine. La jeune femme etait consciente des respirations retenues des deux femmes, de leurs yeux inquiets allant d'elle-meme au vieux sire. Sa gorge se contracta sous le choc. Elle avala peniblement sa salive mais ne broncha pas. Elle parvint meme a sourire dedaigneusement.
— Comment dites-vous cela, Messire ? Vous avez, en verite, une bien curieuse facon de concevoir l'hospitalite ! C'est donc que je suis prisonniere ?
Claudiquant legerement, Jean de Craon s'avanca vers la jeune femme, demeuree toute droite, dans sa robe noire, au seuil de la porte. Quand il parla, sa voix s'etait adoucie considerablement.
Comprenez-moi bien, dame Catherine, puisque aussi bien il faut parler net et mettre les choses au point. Ce chateau appartient a mon petit-fils. Il en est le maitre et pour tous ceux qui vivent entre ses murs... meme pour moi, c'est sa volonte, et sa volonte seule, qui fait ici la loi. J'ai recu, vous concernant, des ordres precis : sous aucun pretexte, vous ne devez quitter Champtoce avant son retour. Non, ne me demandez pas pourquoi, je l'ignore ! Tout ce que je sais, c'est que Gilles compte vous trouver ici lorsqu'il reviendra de la guerre et je ne le decevrai pas. Au surplus, rassurez-vous, votre attente, sans doute, sera courte. Les combats qui se deroulent actuellement au nord de Paris sont trop violents pour qu'une treve n'intervienne pas avant l'hiver. L'Anglais, plus que nous-memes encore, a besoin de souffler. Gilles reviendra bientot. Et... ne doit-il pas ramener quelqu'un de particulierement cher a votre c?ur ?
Une soudaine bouffee de chaleur monta au visage de Catherine. Sa colere devant l'injuste emprisonnement de Gauthier lui avait, un court instant, fait oublier Arnaud et elle s'en voulait comme d'une profanation. Mais la pensee de l'homme qu'elle aimait la detendit un peu. Il etait bien vrai qu'Arnaud devait venir ici tout droit et son c?ur s'affolait de joie a la seule idee de le revoir, d'entendre sa voix. Si elle partait, ce revoir serait eloigne du temps qu'il faudrait au jeune homme pour la rejoindre.
Sans qu'elle s'en doutat, Jean de Craon suivait sur son visage le cheminement de la pensee. Quand elle releva les yeux vers lui, il offrit son poing ferme avec une galanterie surannee.
— Vous voyez bien qu'il vous faut etre raisonnable. Venez-vous a table ?
Mais elle ne posa pas sa main sur celle qu'on lui offrait.
— C'est bien, dit-elle enfin avec peine. Je resterai. Mais, au moins, faites-moi rendre Gauthier...
Pour etre attenue, le refus de Craon n'en fut pas moins categorique.
— Je ne puis, dame Catherine ! Les lois de ce chateau sont severes et formelles. Quiconque frappe un homme de sa garde doit passer en jugement... en jugement equitable, rassurez-vous ! Quand Gilles est ici, il tient chaque semaine son banc seigneurial et lui seul peut juger d'un fait qui concerne ses hommes d'armes.
Tout ce que je peux vous promettre, c'est que ce Gauthier ne sera pas maltraite, qu'il sera nourri convenablement et detenu en prison honnete. Pour lui aussi, l'attente sera breve.
Il n'y avait rien a ajouter a cela. Catherine le comprit. Elle etait momentanement vaincue et decida d'en accepter l'apparence. Mais la revolte grondait en elle et, ramassant gracieusement, a deux mains, les longs plis de velours de sa robe, elle se dirigea vers la table servie, passant, hautaine et fiere, devant Craon qui, lentement, laissa retomber sa main.
Des ecuyers s'avancaient, portant des bassins pleins d'eau et des serviettes de lin blanc. Les convives prirent place en silence sur un seul cote de la longue table et se livrerent aux ablutions rituelles. Puis le chapelain qui venait d'entrer marmotta un rapide benedicite ; apres quoi les premiers plats firent leur apparition. Anne de Craon devorait litteralement, en femme que le grand air a creusee, mais, de temps en temps, elle coulait vers Catherine un regard intrigue, non depourvu de sympathie. Elle devait aimer les caracteres bien trempes. La jeune femme, cependant, touchait a peine aux mets qui lui etaient servis. Bien droite sur son siege, les yeux au loin, elle roulait machinalement entre ses doigts une boulette de pain, essayant, de toute sa volonte, de lutter contre l'angoisse insidieuse qui se glissait en elle. C'etait au souvenir d'Arnaud qu'elle se raccrochait eperdument. Arnaud et sa force, Arnaud et son invincible courage, Arnaud, la meilleure lame de France avec le connetable de Richemont, Arnaud... et son caractere impossible, son rire eclatant, son orgueil intraitable, mais aussi ses baisers fous, ses mains tendres et les mots passionnes qu'il savait si bien lui dire. Lui saurait la defendre, la proteger lorsqu'il serait la. Les murs, si fort soient-ils, ne sauraient la retenir quand Arnaud serait aupres d'elle. Qui oserait s'opposer a la volonte d'un Montsalvy ?
Cependant, Anne de Craon s'etirait et baillait sans retenue.
— Eh bien, moi, je vais dormir. Je veux, a l'aube, courir le sanglier. Barthelemy a releve des traces de solitaire de l'autre cote de la Rosne.
La vieille dame trempa ses mains dans le bassin d'or que lui tendait un page, les essuya a une serviette rouge puis, sans plus s'occuper de son invitee forcee, prit le bras de son epoux et se dirigea vers la porte. Sa petite-fille la suivit et Catherine leur emboita le pas. Mais, comme elles quittaient la zone tres eclairee de la longue table et marchaient cote a cote, Catherine sentit qu'une main effleurait la sienne dans les plis epais de sa robe et glissait entre ses doigts un petit billet etroitement plie. Elle eut un coup au c?ur, une soudaine bouffee de joie et se hata de refermer la main sur le message. Au seuil de la salle, on echangea gravement des reverences, des souhaits de bonne nuit. Puis, precede de porteurs de flambeaux, chacun des convives de cet etrange diner rentra chez soi.