Pourtant, lorsque, a l'issue d'une interminable journee, Catherine vit que le soleil descendait vers l'occident et que Sara n'etait toujours pas revenue, elle eut bien du mal a empecher la panique de s'emparer d'elle. Les autres femmes qui la gardaient n'avaient pas paru s'etonner outre mesure de l'absence de Sara. Tereina avait resume leur pensee en murmurant, les larmes aux yeux :

— Mauvais signe. Sara la Noire n'a pas voulu voir mourir sa niece.

Et Catherine, le c?ur chavire, en vint a se demander s'il n'y avait pas un peu de vrai dans cette opinion. Neanmoins, quand arriva l'heure fatale et que les trois femmes l'entrainerent au-dehors, elle serra les dents, et tete haute fit face a ce qui l'attendait. Elle n'avait plus d'espoir qu'en elle-meme ; curieusement, elle puisait dans cette certitude une sorte de calme fataliste. Et puis, elle avait trop souvent regarde la mort en face pour lui tourner le dos cette fois-ci.

En quittant le chariot, Tereina lui avait tendu, de nouveau, un gobelet dont, sans hesitation, elle avait avale le contenu. Elle avait meme eu un petit sourire. Si ce liquide destine a lui donner du courage etait aussi efficace que celui de l'autre nuit, elle allait se battre comme une lionne.

Dehors, elle vit qu'un grand espace vide avait ete amenage au centre du campement, deblayant l'aire ou travaillaient ordinairement les forgerons. La tribu, silencieuse, se tenait tout autour, pareille, sous les rayons rouges du soleil couchant, a un peuple de statues de cuivre.

Fero et la vieille phuri dai se tenaient au centre, assis sur un tronc d'arbre abattu recouvert d'une peau de bete. Quand Catherine franchit le cercle humain, Dunicha arrivait aussi, par l'autre extremite, toujours escortee de ses quatre compagnes. Un vieux gitan, qui se nommait Yakali et semblait etre le principal conseiller du chef, se tenait au centre de l'espace vide. Il portait une espece de houppelande faite d'une infinite de morceaux barioles qui lui tombait jusqu'aux pieds et lui conferait une vague allure sacerdotale. Sur sa tete, qui avait l'air sculptee dans du vieux bois de chene, un bonnet de fourrure mite servait de support a une longue plume noire et, dans chacune de ses mains, il tenait un poignard.

Quand les deux femmes furent pres de lui, on leur ota leurs oripeaux, ne leur laissant que leurs chemises qu'elles serrerent a la taille avec un lacet de cuir. Puis, sans un mot, Yakali leur tendit a chacune un couteau et s'ecarta jusqu'a rejoindre le cercle. Catherine se retrouva seule en face de Dunicha. Elle regarda avec une sorte d'horreur le couteau qu'on lui avait mis dans la main. Comment s'en servir ? Ne valait-il pas mieux se laisser tuer plutot qu'enfoncer cette lame dans le corps de cette fille ? La seule idee de faire jaillir le sang la revoltait.

Les yeux de la tzigane brillaient comme des charbons dans son visage basane, mais, a la grande surprise de Catherine, il n'y avait aucune haine dans leur expression, rien qu'une sorte de joie sauvage comme si Dunicha jouissait profondement de ce qui allait venir. Avec amertume, la jeune femme songea que sa rivale escomptait la victoire et se delectait a l'avance de sa mort prochaine.

De son cote, elle jeta un regard circulaire a ce public silencieux, esperant encore voir surgir, sinon Tristan, du moins Sara dont elle ne s'expliquait pas l'absence. Pour qu'elle fut seule a cet instant mortel, il fallait que quelque chose fut arrive a sa fidele compagne... quelque chose de grave. Plus rien ne viendrait l'empecher d'affronter le combat.

Les yeux rives a ceux de son adversaire, Catherine murmura une rapide priere puis, avec le courage du desespoir, se pencha legerement en avant, attendant le choc. La-bas, sur son tronc d'arbre, Fero venait de lever la main et Dunicha se mit en mouvement. Lentement, tres lentement, elle se deplacait sur le cote, un pas apres l'autre, tournant autour de Catherine. Elle souriait... Catherine sentit ses jambes trembler un moment, puis sa peur diminua un peu. Une chaleur nouvelle courait dans ses muscles raidis et elle comprit que le breuvage de Tereina faisait son effet. Mais elle ne perdait aucun des mouvements de Dunicha.

Et soudain, ce fut le choc. D'une detente de ses jarrets, la Tzigane bondit sur son adversaire, le poignard leve. Catherine, qui la guettait, se baissa brusquement, evitant la lame meurtriere qui dechira seulement un morceau de sa chemise. Desequilibree, Dunicha roula un peu plus loin et, sans perdre une seconde, Catherine bondit sur elle, jetant au loin son propre poignard dont elle ne savait que faire. Dans ce corps a corps, deux lames etaient plus dangereuses qu'une seule et elle voulait maintenant desarmer son adversaire. Elle eut la chance de saisir Dunicha au poignet et se mit a serrer de toutes ses forces ; elle eut conscience du grondement approbateur de la foule.

Mais la Tzigane, plus grande et plus forte qu'elle, etait difficile a maintenir. De tout pres, Catherine voyait son visage brun, grimacant sous l'effort. Elle grincait des dents et ses narines palpitaient comme celles d'un fauve qui flaire le sang. D'un mouvement brutal, elle rejeta en arriere Catherine qui poussa un cri de douleur. Dunicha, a pleines dents, avait mordu son bras, l'obligeant a desserrer sa prise. Elle se retrouva couchee sur le sol avec tout le poids de la Tzigane sur elle.

Un reflexe lui fit saisir de nouveau le bras arme qui allait frapper, mais elle savait bien, maintenant, que l'autre allait avoir le dessus, qu'elle luttait pour rien, que la mort viendrait dans moins d'une minute. Elle pouvait la lire clairement dans le regard deja triomphant de l'autre. Lentement, avec un eclat de rire haletant, la Tzigane se mit a lui tordre le bras en deplacant sa main armee tandis que de l'autre elle saisissait Catherine a la gorge, cherchant deja l'endroit ou elle trancherait.

Une imploration angoissee monta alors du c?ur affole de la malheureuse. Tout etait fini pour elle. Ses forces etaient epuisees. Elle n'en pouvait plus ; aucun secours, elle le savait, ne lui viendrait de ce cercle impassible qui la regardait. Aucune voix ne s'eleverait pour retenir la main de Dunicha. Elle ferma les yeux.

— Arnaud, murmura-t-elle..., mon amour !

Son bras pliait deja sous la douleur, quand une voix imperieuse eclata a ses oreilles :

— Separez ces femmes ! Immediatement !

Catherine crut entendre les cloches de Paques sonnant la resurrection.

Sa poitrine se degonfla en un enorme soupir de gratitude qui eut pour echo le hurlement de rage de Dunicha que deux archers arrachaient brutalement a son adversaire. Deux autres, sans plus de douceur, remirent sur pied une Catherine titubante qui ne parvenait pas a croire a son bonheur. Les deux femmes se retrouverent face a face, mais, cette fois, maintenues par les poignes solides des hommes d'armes.

Entre elles, un meprisant sourire aux levres, se tenait un homme de haute taille, somptueusement vetu de velours vert et de brocart noir.

Et la joie s'eteignit dans le c?ur de Catherine, tandis que le soleil, lui sembla-t-il, devenait noir. Une folle terreur s'empara d'elle parce que le salut etait pire encore que le danger : l'homme qui l'avait sauvee c'etait Gilles de Rais !

En une rapide vision, sa memoire lui restitua les tours de Champtoce, les sombres horreurs de ce chateau maudit, l'abominable chasse a l'homme dont Gauthier avait failli etre la victime, le bucher ou Gilles voulait faire monter Sara, enfin le visage revulse du vieux Jean de Craon, la plainte dechirante de son orgueil ecrase, de son c?ur humilie quand il avait decouvert quel monstre etait son petit-fils...

Catherine songea que sous son deguisement miserable elle devait etre meconnaissable, mais, comme les yeux noirs du marechal s'attardaient, insolents et ironiques, sur son visage macule de poussiere, elle baissa la tete comme si elle avait honte de sa semi-nudite. La grossiere chemise, en effet, avait beaucoup souffert durant la bataille... Cependant, Dunicha se tordait aux mains des archers et la voix de Gilles claqua :