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Elle ne dormait pas vraiment. Elle etait morte. Mais son cercueil etait aussi transparent que le cristal. Yuko tomba aussitot amoureux de cette belle inconnue.

A aucun moment Yuko ne prit conscience qu'il se trouvait si pres d'un cadavre. Ce n'etait pas une morte ordinaire. C'etait une presence merveilleuse.

D'abord elle etait nue. Que faisait-elle nue sous un metre de glace? C'est la question qui lui vint aussitot a l'esprit. Mais il ne sut y repondre.

D'ou venait-elle? Depuis combien de temps etait- elle prisonniere de ce piege transparent et eternel? Et, a vrai dire, etait-elle reelle?

La jeune femme emprisonnee sous la glace semblait fragile et tendre comme un reve. L'eclat de sa chevelure d'or resplendissait comme un flambeau. Ses paupieres, bien qu'elles fussent voilees, laissaient transparaitre le bleu glacier de ses yeux, comme si l'usure de la glace avait rendu diaphane la peau tenue protegeant son regard. Son visage etait blanc comme la neige.

Yuko la regarda, sans rien dire, subjugue par sa beaute.

17

Yuko crut a un songe.

Il lui semblait que l'image de la jeune femme se laissait tendrement deformer par la geometrie de ses reves. Mais, en verite, il n'etait pas en proie a une hallucination. Elle etait la, sous la glace, a un metre de lui, et il l'aimait.

Yuko resta toute la nuit a emplir ses yeux de cette image. Et pas une seule seconde il ne se lassa. Il etait la, immobile malgre le froid, a contempler ce qu'il n'avait jamais espere rever.

Pour lui, le temps s'arreta cette nuit-la.

Qui etait-elle, pourquoi se trouvait-elle a cet endroit?

Il ne le savait pas.

Mais il savait une chose, une seule chose, triste et belle: c'est qu'il allait vieillir, bien sur, et finir par mourir un jour, mais jamais l'amour qu'il portait a cette femme ne mourrait, et pas davantage ce visage endormi sous la glace ne vieillirait.

18

Au petit matin, Yuko planta une croix a l'endroit precis ou il avait fait sa macabre decouverte. Puis il reprit son chemin.

Desormais il ne pourrait oublier ce qu'il venait de vivre. L'image de la jeune femme l'obseda tout au long de la route.

Le soir meme, il arriva dans un village de montagne.

Il marcha vers la place et s'ecroula de fatigue pres de la fontaine gelee. Un vieux paysan s'empressa de lui offrir un verre de sake.

Le jeune homme se tourna vers lui, but une gorgee blanche, reprit son souffle et demanda:

– Qui est-elle?

Et il s'ecroula dans les bras du vieillard.

19

Il lui fallut sept jours de repos pour recouvrer ses forces et reprendre son voyage.

Pendant ces sept jours, Yuko dormit et reva de la femme de la neige. Puis un matin, il se leva, remercia le paysan et continua son chemin. De la jeune femme apercue sous la glace il ne dit plus un mot.

20

Il traversa le Japon tout entier et parvint un matin devant la porte de Soseki. Il y trouva un serviteur du nom de Horoshi. Le serviteur etait un homme deja age, au sourire affable, aux joues creuses et aux cheveux grisonnants. Yuko lui dit:

– Je viens de la part du poete de la cour Meiji pour apprendre l'art des couleurs aupres de maitre Soseki. Puis-je entrer?

Le serviteur s'effaca et Yuko penetra dans un interieur tres confortable. Il s'assit en tailleur sur une natte, face a un jardin empli d'une multitude de plantes. On lui servit un bol de the fumant. Au-dehors un oiseau chantait une melodie entetante pres d'une riviere argentee:

– Je viens de tres loin, continua Yuko. Je suis poete. Plus exactement je suis le poete de la neige. Je viens suivre l'enseignement de maitre Soseki.

Horoshi inclina la tete en signe d'assentiment.

– Combien de temps resterez-vous aupres du maitre?

Autant de temps qu'il le faudra. Je veux devenir un poete accompli.

– Je comprends. Mais mon maitre est tres age et tres fatigue. Il ne lui reste que peu de temps a vivre. C'est pourquoi il ne dispense ses cours qu'a une assemblee restreinte d'eleves de qualite. Deux fois par jour. Le matin a l'aube et le soir au crepuscule. A cause de la lumiere, bien entendu.

– Je le menagerai. Et de plus, si je ne suis pas digne de son enseignement, je repartirai sur-le-champ.

– Maitre Soseki jugera de votre aptitude. D'ailleurs, le voici. C'est l'heure de sa promenade parmi les fleurs. C'est la qu'il puise l'intensite de ses couleurs.

Horoshi indiquait une silhouette avancant lentement dans le jardin. Yuko se tourna vers le maitre et decouvrit un vieillard a longue barbe blanche qui marchait lentement, comme perche sur un fil, en souriant de bonheur. Il avait les yeux fermes.

– Est-ce la le maitre de la couleur? demanda Yuko.

– Oui, Soseki, le grand peintre Soseki.

– Mais il est… Ses yeux…

– Oui, dit Horoshi. Mon maitre est aveugle.

21

Comment un peintre devenu aveugle pouvait-il lui enseigner l'art de la couleur? Le poete de la cour Meiji s'etait-il moque de lui en lui donnant comme professeur un homme qui ne pouvait meme pas juger de la qualite de son propre travail? Un instant, Yuko voulut tout abandonner, repartir aussitot, retrouver son village et ses cheres montagnes. Mais le bras de Horoshi le retint.

– Ne pars pas avant de savoir. Soseki ne voit peut-etre plus les nuances, mais son esprit sait ce que tes yeux ne^peuvent voir. Viens, je vais te presenter.

– Que peut m'apprendre un aveugle sur l'etendue des couleurs?

– Autant qu'il peut t'apprendre sur les femmes. Et pourtant cela fait longtemps qu'il ne partage plus sa couche avec aucune d'entre elles. Ne te fie pas aux apparences. Cela ne sert a rien qu'a se perdre.

Horoshi poussa plus qu'il ne conduisit Yuko a saluer le maitre.

– Qui es-tu? Et que veux-tu de moi? demanda Soseki, une fois les presentations faites.

– Je suis Yuko, le poete de la neige. Mes poemes sont beaux, mais d'une blancheur desesperante. Maitre, apprenez-moi a peindre. Apprenez-moi la couleur.

Soseki sourit et repondit:

– Apprends-moi d'abord la neige.

22

L'enseignement du maitre ne ressemblait a nul autre.

Le premier matin de cours, pres de la riviere encore baignee de l'aube, il demanda a Yuko de fermer les yeux et d'imaginer la couleur.

– La couleur n'est pas au-dehors. Elle est en soi. SeuleJa-Iumiere est dehors, dit-il. Que vois-tu?

– Rien. Les yeux fermes, je ne vois que du noir. Pas vous?

– Non, repondit Soseki. Je vois encore le bleu des grenouilles et le jaune du ciel. Alors, qui de nous deux est le plus aveugle?

Yuko aurait voulu lui dire que le ciel n'etait pas jaune, ni les grenouilles bleues, mais il s'abstint de tout commentaire. Le vieil homme etait peut-etre devenu fou. Ou tout simplement senile. Il ne voulut pas le decevoir.

– Maitre, dit-il, je commence a voir.

– Que vois-tu?

– Je vois le rouge des arbres.

– Idiot, dit Soseki. Cela ne se peut pas. Il n'y a pas d'arbres ici.

23

Le deuxieme matin, le maitre demanda a Yuko de fermer les yeux et il dit:

– La lumiere est interieure, elle est en soi. Seule la couleur est au-dehors. Ferme les yeux et dis-moi ce que tu vois.

– Maitre, dit Yuko, je vois la lumiere blanche de la neige.

En disant cela, Yuko eut envie de rire. C'etait une belle matinee de printemps. Le soleil chauffait comme une enclume.

– C'est vrai, dit Soseki, cet hiver, il y a eu de la neige a cet endroit. Tu commences a devenir voyant.

24

Ainsi Yuko fut accepte au cours du maitre pour l'annee entiere.

Horoshi, le serviteur, devint son ami. Ils dormaient ensemble dans la meme piece.

Un soir, Yuko lui demanda:

– Qui est vraiment le maitre? Et connait-il reellement toute l'etendue de l'art?

– Soseki est le plus grand artiste du Japon. Il connait la peinture, la musique, la poesie, la calligraphie et la danse. Mais son art n'aurait jamais vu le jour sans l'amour d'une femme.

– Une femme? interrogea Yuko.

– Oui, une femme. Car l'amour est bien le plus difficile des arts. Et ecrire, danser, composer, peindre, c'est la meme chose qu'aimer. C'est du funambulisme. Le plus difficile, c'est d'avancer sans tomber. Soseki, lui, a fini par tomber pour l'amour d'une femme. Seul l'art l'a sauve du desespoir et de la mort. Mais c'est une longue histoire, et elle va t'ennuyer, je crois.

– Oh, supplia Yuko, je t'en prie, raconte-moi!

– Cette histoire remonte au temps ou le maitre etait samourai.

– Soseki? Samourai? Raconte, raconte, par pitie!

Horoshi but un verre de sake et, devant l'insistance du jeune homme, plongea dans ses souvenirs.

– Tout commenca par magie…