III

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– Voila, dit Horoshi, c'est la que l'histoire se termine. Mon maitre n'a jamais pu oublier son epouse, comme il n'a jamais pu s'empecher de la venerer et de la peindre. Meme lorsqu'il est devenu aveugle. Surtout lorsqu'il est devenu aveugle. C'est dans le noir le plus profond que Soseki a peint la blancheur, a decouvert la purete. Ensuite, il a decouvert que la vraie lumiere et les vraies couleurs demeurent a jamais intrinsequement liees a la beaute de l'ame. Il a cultive, a partir du visage d'une femme disparue, l'art absolu. Et il a maitrise la lumiere et ses nuances a partir de l'absence totale de lumiere. Du neant, il a extirpe la quintessence de l'art. C'est pour cela que Soseki est un grand artiste.

Le serviteur se tut un instant et Yuko fut pris d'un vertige. Il regarda le vieil homme et dit:

– Je sais ou se trouve cette femme. Je l'ai rencontree en venant ici. Elle est morte, mais c'est comme si elle etait encore vivante. Elle habite un cercueil de verre. Elle est si belle que je suis reste une nuit entiere a la contempler.

En disant cela, Yuko avait les yeux dans le vague, le regard encore embue par le souffle du reve. L'his toire avait ete longue et palpitante. Il etait difficile de revenir dans le monde reel.

Horoshi se contenta de sourire au jeune homme et d'approuver d'un signe de la tete. Mais bien sur il n'en crut rien.

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Le lendemain, pres de la riviere argentee, Soseki demanda a Yuko de fermer les yeux et d'imaginer la blancheur.

– La blancheur n'est pas une couleur. C'est une absence de couleur. Ferme les yeux et dis-moi ce que tu vois.

– Maitre, je vois un cercueil de verre dans la glace. Dans ce cercueil je vois le visage d'une femme. Elle est la, devant mes yeux. Elle est fragile comme un songe. C'est une jeune femme nue, blonde, europeenne. Elle est morte. Elle dort sous un metre de glace. Elle est au c?ur de la province de Honshu, dans les Alpes japonaises. Elle a ete funambule. Elle se nomme Neige. Et je sais ou elle se trouve.

Le visage de Soseki se glaca a ces mots. Sans cesser de porter son regard mort a l'horizon qu'il ne voyait pas, il repondit:

– Qui es-tu pour savoir cela? Un envoye des tenebres? Personne ne sait ou elle se trouve. La montagne l'a avalee. Il y a bien longtemps de cela.

– C'est faux. La montagne l'a digeree et a rendu son corps. Lentement, annee apres annee, l'armee de la neige remonte son corps de la profondeur de la crevasse ou elle a peri. Elle est la, a un metre sous la glace. Elle est la, dans son cercueil de verre, intacte, aussi belle que vous l'avez connue. Je puis faire serment que je sais ou elle se trouve. Je l'ai retrouvee par hasard, en traversant la montagne. J'ai ete si saisi par sa beaute que je suis reste une nuit entiere a la contempler. J'ai marque d'une croix le lieu de sa tombe de glace. Si vous le desirez, je peux vous conduire jusqu'a elle.

Le maitre comprit que Yuko disait la verite et il ne put s'empecher de verser une larme.

– Je savais qu'un jour elle m'enverrait un messager. Mais je ne savais pas que ce messager viendrait si tard dans ma vie.

Puis il se tourna vers Yuko et posa une main sur l'epaule du jeune homme.

– Dire que chaque jour depuis sa mort j'ai tente de retrouver la beaute de neige de son visage, en peinture, en musique, en poeme. Dire que son visage est maintenant a portee de regard. Et dire que je ne le verrai pas.

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Le lendemain, apres le cours, Yuko demanda a Soseki:

– Avez-vous reflechi a ma proposition? Quand desirez-vous que je vous amene devant la tombe de votre defunte femme?

Soseki soupira, puis il repondit d'une voix triste:

– Mon enfant. Je crois que ce voyage est inutile. Je suis persuade que tu dis la verite, mais quel interet pour un vieil aveugle de retrouver le tombeau d'une morte? Ma femme est en paix la ou elle se trouve. Que son isolement soit respecte pour l'eternite.

Puis il quitta Yuko et disparut dans son jardin de fleurs.

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Un mois passa. Yuko n'osait plus parler de la jeune femme de la glace en presence du maitre. D'ailleurs Soseki semblait ignorer leur secret.

Chaque jour, le maitre se contentait de le saluer et commencait son cours. Puis il demeurait invisible le reste de la journee et restait muet lors du diner.

Or, ce matin-la, debout pres de la riviere argentee, le vieil aveugle lui dit:

– Yuko, tu deviendras un poete accompli lorsque, dans ton ecriture, tu integreras les notions de peinture, de calligraphie, de musique et de danse. Et surtout lorsque tu maitriseras l'art du funambule.

Yuko se mit a sourire. Le maitre n'avait pas oublie.

– Pourquoi l'art du funambule pourrait-il me servir r

Soseki posa sa main sur l'epaule du jeune homme, comme il l'avait deja fait un mois plus tot.

– Pourquoi? En verite, le poete, le vrai poete, possede l'art du funambule. Ecrire, c'est avancer mot a mot sur un fil de beaute, le fil d'un poeme, d'une ?uvre, d'une histoire couchee sur un papier de soie. Ecrire, c'est avancer pas a pas, page apres page, sur le chemin du livre. Le plus difficile, ce n'est pas de s'elever du sol et de tenir en equilibre, aide du balancier de sa plume, sur le fil du langage. Ce n'est pas non plus d'aller tout droit, en une ligne continue parfois entre-coupee de vertiges aussi furtifs que la chute d'une virgule, ou que l'obstacle d'un point. Non, le plus difficile, pour le poete, c'est de rester continuellement sur ce fil qu'est l'ecriture, de vivre chaque heure de sa vie a hauteur du reve, de ne jamais redescendre, ne serait-ce qu'un instant, de la corde de son imaginaire. En verite, le plus difficile, c'est de devenir un funambule du verbe.

Yuko remercia le maitre de lui enseigner l'art d'une facon si subtile, si belle.

Soseki se contenta de sourire. Puis il dit :

– Nous partirons demain retrouver Neige.

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Ils partirent a l'aube. Yuko cheminait devant et Soseki le suivait au bruit de ses pas frappant le sol.

A chaque fois que le jeune homme voulait lui donner la main, lorsque la route presentait un danger, le maitre refusait son aide et se defendait.

Le soir, ils dormaient chez l'habitant, sur des nattes disposees a meme le sol. Lorsque, a l'entree d'un village, Soseki declinait son nom et sa profession, les portes s'ouvraient devant lui comme par magie. Le Japon tout entier semblait connaitre cet homme de reputation. Yuko en fut emerveille. Il comprit alors combien il avait de chance de suivre l'enseignement d'un tel professeur.

Il n'est pas donne a tout le monde de rencontrer des divinites de son vivant.

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Le voyage fut long, d'une blancheur incessante.

Blanc comme les cerisiers en fleurs.

Blanc comme le silence qui accompagnait les deux marcheurs.

Enfin, un matin, les premieres cimes des montagnes apparurent. Le chemin se mit a monter lentement vers le ciel et sa purete.

Ce furent les heures les plus delicates.

Soseki commenca a montrer des signes de faiblesse. Mais Yuko feignit de les ignorer. D'ailleurs ils n'etaient plus tres loin de la tombe de glace.

Le voyage touchait a sa fin.

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Lorsqu'il apercut la croix, Yuko trembla d'emotion.

– Maitre, s'ecria-t-il, je l'ai retrouvee!

Le jeune homme se precipita sous le rocher, la ou il avait decouvert la tombe de Neige par une nuit de tempete, et il cria de surprise.

– Qu'y a-t-il? demanda Soseki avec inquietude. Neige a-t-elle disparu a tout jamais au c?ur de la montagne? Y a-t-il eu une avalanche?

– Non, dit Yuko. Bien au contraire. C'est comme si l'armee de la neige avait entendu notre appel et devance notre venue. Neige est la. Mais son corps est encore plus pres de nous que la derniere fois. Elle n'est plus qu a deux ou trois centimetres sous la glace. On peut presque la toucher.

Elle etait la. Cette creature si belle, si nue, si blonde, fragile comme un songe. Elle etait morte. Et pourtant elle semblait vivante. Elle dormait sous la glace. Et elle allait bientot sortir de son tombeau.

Elle n'etait pas vraiment nue, comme il l'avait cru la premiere fois, mais son habit de funambule etait reste si longtemps sous la glace que la trame du tissu etait devenue presque transparente. Et son corps si tenu, sa peau si diaphane en paraissaient plus fragiles encore.

Yuko se jeta sur le sol et gratta la glace de ses ongles. Enfin Neige apparut. Puis il prit la main de Soseki et la posa sur le visage de la jeune femme.

– Sentez-vous son visage? Sentez-vous sa peau?

La main du vieil homme caressa la joue de son amour perdu.

Soseki etait aveugle. Mais il n'avait nul besoin de ses yeux pour reconnaitre la courbe d'un visage.

Celui de la jeune femme etait si bien conserve qu'une seule pression de la paume sur les paupieres bleues lui suffit.

– C'est bien elle. C'est Neige. Tu ne m'as pas menti.

Alors il tomba a genoux et pleura a chaudes larmes la jeunesse retrouvee de sa vie.

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Soseki ne redescendit jamais de la montagne. Il s'allongea sur la glace, aupres de son amour et ferma les yeux.

Yuko tenta de le dissuader d'une telle folie mais le maitre lui repondit d'une voix sereine:

– Laisse-moi en paix. J'ai trouve ma place. Pour l'eternite.

Puis il s'endormit a cote du corps intact de la jeune femme.

Lorsqu'il mourut, il se laissa gagner par la blancheur du monde.

Il etait heureux.

A hauteur du c?ur.

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Yuko revint seul de la montagne

Alla vers le nord

Vers la neige.

Il ne se retourna jamais.

Il avanca sur le chemin du retour, debout, comme sur un fil tendu entre le sud et le nord du Japon.

Comme un funambule.

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Lorsqu'il parvint enfin chez lui, son pere le questionna sur son voyage et sur la portee de l'enseignement du maitre. Mais Yuko ne repondit rien. Il s'enferma dans son atelier et n'en sortit pas pendant plusieurs jours.

Un matin pourtant, n'y tenant plus, le pretre exigea la raison de cette reclusion volontaire. Yuko repondit:

– Pere, Soseki n'est plus. Maintenant laissez-moi porter le deuil.