Mais elle ne repondit que par des glapissements aigus et des hurlements lamentables.

Bientot la ville de Trinqueballe fut remplie d’hommes et de femmes nus, qui marchaient a quatre pattes en aboyant; ils se nommaient les Edeniques et voulaient ramener le monde aux temps de la parfaite innocence, avant la creation malheureuse d’Adam et d’Eve. Le R. P. dominicain Gilles Caquerole, inquisiteur de la foi dans la cite, universite et province ecclesiastique de Trinqueballe, s’inquieta de cette nouveaute et commenca a la poursuivre curieusement. Il invita de la facon la plus instante, par lettres scellees de son sceau, le seigneur eveque Nicolas a apprehender, incarcerer, interroger et juger, de concert avec lui, ces ennemis de Dieu et notamment leurs chefs principaux, le moine franciscain Sulpice et une femme dissolue nommee Mirande. Le grand saint Nicolas brulait d’un zele ardent pour l’unite de l’Eglise et la destruction de l’heresie; mais il aimait cherement sa niece. Il la cacha dans son palais episcopal et refusa de la livrer a l’inquisiteur Caquerole, qui le denonca au pape comme fauteur de troubles et propagateur d’une nouveaute tres detestable. Le pape enjoignit a Nicolas de ne pas soustraire plus longtemps la coupable a ses juges legitimes. Nicolas eluda l’injonction, protesta de son obeissance et n’obeit pas. Le pape fulmina contre lui la bulle Maleficus pastor, dans laquelle le venerable pontife etait traite de desobeissant, d’heretique ou fleurant l’heresie, de concubinaire, d’incestueux, de corrupteur des peuples, de vieille femme et d’olibrius, et vehementement admoneste.

L’eveque se fit de la sorte un grand tort sans profit pour sa niece bien-aimee. Le roi Berlu, menace d’excommunication s’il ne pretait pas son bras a l’Eglise pour la recherche des Edeniques, envoya a l’eveche de Trinqueballe des gens d’armes, qui arracherent Mirande a son asile; elle fut trainee devant l’inquisiteur Caquerole, jetee dans un cul de basse fosse et nourrie du pain que refusaient les chiens des geoliers; mais ce qui l’affligeait le plus, c’est qu’on lui avait mis de force une vieille cotte et un chaperon et qu’elle n’etait plus sure de ne pas pecher. Le moine Sulpice echappa aux recherches du Saint-Office, reussit a gagner la Mambournie et trouva asile dans un monastere de ce royaume, ou il fonda de nouvelles sectes plus pernicieuses que les precedentes.

Cependant l’heresie, fortifiee par la persecution et s’exaltant dans le peril, etendait maintenant ses ravages sur toute la Vervignole; on voyait par le royaume, dans les champs, des milliers d’hommes et de femmes nus qui paissaient l’herbe, belaient, meuglaient, mugissaient, hennissaient et disputaient, le soir, aux moutons, aux b?ufs et aux chevaux l’etable, la creche et l’ecurie. L’inquisiteur manda au Saint-Pere ces scandales horribles et l’avertit que le mal ne ferait que croitre, tant que le protecteur des Edeniques, l’odieux Nicolas, resterait assis sur le siege de saint Cromadaire. Conformement a cet avis, le pape fulmina contre l’eveque de Trinqueballe la bulle Deterrima quondam par laquelle il le destituait de ses fonctions episcopales et le retranchait de la communion des fideles.

VI

Foudroye par le vicaire de Jesus-Christ, abreuve d’amertume, accable de douleur, le saint homme Nicolas descendit sans regret de son siege illustre et quitta, pour n’y plus revenir, la ville de Trinqueballe, temoin, durant trente annees, de ses vertus pontificales et de ses travaux apostoliques. Il est dans la Vervignole occidentale une haute montagne, aux cimes toujours couvertes de neige: de ses flancs descendent, au printemps, les cascades ecumeuses et sonores qui remplissent d’une eau bleue comme le ciel les gaves de la vallee. La, dans la region ou croit le meleze, l’arbouse et le noisetier, des ermites vivaient de baies et de laitage. Ce mont se nomme le mont Sauveur. Saint Nicolas resolut de s’y refugier et d’y pleurer, loin du siecle, ses peches et les peches des hommes.

Comme il gravissait la montagne, a la recherche d’un lieu sauvage ou il etablirait son habitation, parvenu au-dessus des nuages qui s’assemblent presque constamment aux flancs du roc, il vit au seuil d’une cabane un vieillard qui partageait son pain avec une biche apprivoisee. Sa cuculle retombait sur son front, et l’on n’apercevait de son visage que le bout du nez et une longue barbe blanche.

Le saint homme Nicolas le salua par ces mots:

– La paix soit avec vous, mon frere.

– Elle se plait sur cette montagne, repondit le solitaire.

– Aussi, repliqua le saint homme Nicolas, y suis-je venu terminer, dans le calme, des jours troubles par le tumulte du siecle et la malice des hommes.

Tandis qu’il parlait de la sorte, l’ermite le regardait attentivement:

– N’etes-vous pas, lui dit-il enfin, l’eveque de Trinqueballe, ce Nicolas dont on vante les travaux et les vertus?

Le saint pontife ayant fait signe qu’il etait cet homme, l’ermite se jeta a ses pieds.

– Seigneur, je vous devrai le salut de mon ame, si comme je l’espere, mon ame est sauvee.

Nicolas le releva avec bonte et lui demanda: – Mon frere, comment ai-je eu le bonheur de travailler a votre salut?

– Il y a vingt ans, repondit le solitaire, etant aubergiste a l’oree d’un bois, sur une route abandonnee, je vis, un jour, dans un champ, trois petits enfants qui glanaient; je les attirai dans ma maison, leur fis boire du vin, les egorgeai pendant leur sommeil, les coupai par morceaux et les salai. Le Seigneur, regardant vos merites, les ressuscita par votre intervention. En les voyant sortir du saloir, je fus glace de terreur: sur vos exhortations, mon c?ur se fondit; j’eprouvai un repentir salutaire, et, fuyant les hommes, me rendis sur cette montagne ou je consacrai mes jours a Dieu. Il repandit sa paix sur moi.

– Quoi, s’ecria le saint eveque, vous etes ce cruel Garum, coupable d’un crime si atroce! Je loue Dieu qui vous accorda la paix du c?ur apres le meurtre horrible de trois enfants que vous avez mis dans le saloir comme pourceaux; mais moi, helas! pour les en avoir tires, ma vie a ete remplie de tribulations, mon ame abreuvee d’amertume, mon episcopat entierement desole. J’ai ete depose, excommunie par le pere commun des fideles. Pourquoi suis-je puni si cruellement de ce que j’ai fait?

– Adorons Dieu, dit Garum, et ne lui demandons pas de comptes.

Le grand saint Nicolas batit de ses mains une cabane aupres de celle de Garum et il y finit ses jours dans la priere et dans la penitence.

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Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux - pic_4.jpg