VI LE MARECHAL DUC DE VOLMAR

Chaudesaigues fit apporter les campagnes du duc de Volmar. Trois garcons de bibliotheque pliaient sous le faix. Les atlas ouverts s’etendaient sur les tables a perte de vue.

– Voici, messieurs, la campagne de Styrie, la campagne du Palatinat, la campagne de Karamanie, celle du Caucase et celle de la Vistule. Les positions et la marche des armees sont indiquees exactement sur ces cartes par des losanges accompagnes de jolis petits drapeaux et l’ordre des batailles y est parfait. Cet ordre se determine generalement apres l’action et c’est le genie des grands capitaines d’eriger en systeme, a leur gloire, les caprices du hasard. Mais le duc de Volmar a toujours tout prevu

«Jetez les yeux sur ce plan au dix-millieme de la fameuse bataille de Baskir remportee sur les Turcs par Volmar. Il y deploya le plus prodigieux genie tactique. L’action etait engagee depuis cinq heures du matin; a quatre heures du soir, les troupes de Volmar, accablees de fatigue et leurs munitions epuisees, se repliaient en desordre; l’intrepide marechal, seul a la tete du pont jete sur l’Aluta, un pistolet a chaque main, brulait la cervelle des fuyards. Il operait sa retraite quand il apprit que les ennemis, en pleine deroute, se precipitaient eperdument dans le Danube. Aussitot il fit volte-face, se jeta a leur poursuite et acheva leur destruction. Cette victoire lui valut cinq cent mille francs de revenu et lui ouvrit les portes de l’Institut.

«Messieurs, pensez-vous trouver un homme plus heureux que le vainqueur d’Elbruz et de Baskir? Il a fait avec un bonheur constant quatorze campagnes, gagne soixante batailles rangees et trois fois sauve d’une ruine totale sa patrie reconnaissante. Charge de gloire et d’honneurs, il prolonge au-dela du terme ordinaire, dans la richesse et la paix, son auguste vieillesse.

– Il est vrai qu’il est heureux, dit Quatrefeuilles. Qu’en pensez-vous, Saint-Sylvain?

– Allons lui demander audience, repondit le secretaire des commandements.

Introduits dans le palais, ils traverserent le vestibule ou se dressait la statue equestre du marechal.

Sur le socle etaient inscrites ces fieres paroles: «Je legue a la reconnaissance de la patrie et a l’admiration de l’univers mes deux filles Elbruz et Baskir.» L’escalier d’honneur elevait la double courbe de ses degres de marbre entre des murs decores de panoplies et de drapeaux et son vaste palier conduisait a une porte dont les battants s’ornaient de trophees d’armes et de grenades enflammees et que surmontaient les trois couronnes d’or decernees par le roi, le parlement et la nation au duc de Volmar, sauveur de sa patrie.

Saint-Sylvain et Quatrefeuilles s’arreterent, glaces de respect, devant cette porte close; a la pensee du heros dont elle les separait, l’emotion les tenait cloues sur le seuil et ils n’osaient affronter tant de gloire.

Saint-Sylvain se rappelait la medaille frappee en commemoration de la bataille d’Elbruz, et qui presentait a l’avers le marechal posant une couronne sur le front d’une victoire ailee, avec cet exergue magnifique: Victoria Caesarem et Napoleonem coronavit; major autem Volmarus coronat Victoriam. Et il murmura:

– Cet homme est grand de cent coudees.

Quatrefeuilles pressait des deux mains son c?ur, qui battait a se rompre.

Ils n’avaient pas encore repris leurs sens quand ils entendirent des cris aigus qui semblaient sortir du fond des appartements et se rapprochaient peu a peu. C’etait des glapissements de femme meles a des bruits de coups, suivis de faibles gemissements. Soudain, les battants brusquement ecartes, un tres petit vieillard, lance a coups de pied par une robuste servante, s’abattit comme un mannequin sur les marches, degringola l’escalier, la tete la premiere, et tomba casse, disloque, brise, dans le vestibule, devant les valets solennels. C’etait le duc de Volmar. Ils le releverent. La servante, echevelee et debraillee, hurlait d’en haut:

– Laissez donc! On ne touche ca qu’avec le balai.

Et, brandissant une bouteille:

– Il voulait me prendre mon eau-de-vie! De quel droit? Eh! va donc, vieux decombre! C’est pas moi qui suis allee te chercher, bien sur, vieille charogne!

Quatrefeuilles et Saint-Sylvain s’enfuirent a grands pas du palais. Quand ils furent sur la place d’armes, Saint-Sylvain fit cette remarque qu’a sa derniere partie de des le heros n’avait pas ete heureux.

– Quatrefeuilles, ajouta-t-il, je vois que je me suis trompe. Je voulais proceder avec une methode exacte et rigoureuse; j’avais tort. La science nous egare. Revenons au sens commun. On ne se gouverne bien que par l’empirisme le plus grossier. Cherchons la bonheur sans vouloir le definir.

Quatrefeuilles se repandit longuement en recriminations et en invectives contre le bibliothecaire, qu’il traitait de mauvais plaisant. Ce qui le fachait le plus, c’etait de voir sa foi devastee, le culte qu’il vouait au heros national avili, souille dans son ame. Il en souffrait. Sa douleur etait genereuse, et, sans doute, les douleurs genereuses contiennent en soi leur adoucissement et, pour ainsi dire, leur recompense: elles se supportent mieux, plus aisement d’un plus facile courage, que les douleurs egoistes et interessees. Il serait injuste de vouloir qu’il en fut autrement. Aussi Quatrefeuilles eut bientot l’ame assez libre et l’esprit assez clair pour s’apercevoir que la pluie, tombant sur son chapeau de soie en alterait le lustre, et il soupira:

– Encore un chapeau de fichu!

Il avait ete militaire et avait jadis servi son roi comme lieutenant de dragons. C’est pourquoi il eut une idee: il alla acheter chez le libraire de l’etat-major, sur la place d’armes, a l’angle de la rue des Grandes-Ecuries, une carte du royaume et un plan de la capitale.

– On ne doit jamais se mettre en campagne sans cartes! dit-il. Mais le diable, c’est de les lire. Voici notre ville avec ses environs. Par ou commencerons-nous? Par le nord ou par le sud, par l’est ou par l’ouest? On a remarque que les villes s’accroissaient toutes par l’ouest. Peut-etre y a-t-il la un indice qu’il ne faut pas negliger. Il est possible que les habitants des quartiers occidentaux, a l’abri du vent malin de l’est, jouissent d’une meilleure sante, aient l’humeur plus egale et soient plus heureux. Ou plutot, commencons par les coteaux charmants qui s’elevent au bord de la riviere, a dix lieues au sud de la ville. C’est la qu’habitent, en cette saison, les plus opulentes familles du pays. Et, quoi qu’on dise, c’est parmi les heureux qu’il faut chercher un heureux.

– Quatrefeuilles, repondit le secretaire des commandements, je ne suis pas un ennemi de la societe, je ne suis pas un adversaire du bonheur public. Je vous parlerai des riches en honnete homme et en bon citoyen. Les riches sont dignes de veneration et d’amour; ils entretiennent l’Etat en s’enrichissant encore et, bienfaisants meme sans le vouloir, ils nourrissent une multitude de personnes qui travaillent a la conservation et a l’accroissement de leurs biens. Oh! que la richesse privee est belle, digne, excellente! Comme elle doit etre menagee, allegee, privilegiee par le sage legislateur et combien il est inique, perfide, deloyal, contraire aux droits les plus sacres, aux interets les plus respectables et funeste aux finances publiques de grever l’opulence! C’est un devoir social de croire a la bonte des riches; il est doux aussi de croire a leur bonheur. Allons, Quatrefeuilles!