Reconnaissant le secretaire des commandements et le premier ecuyer:

– Ah! Messieurs, je viens de faire un beau reve. J’ai reve que le roi erigeait en marquisat ma terre du Bocage. Helas! ce n’est qu’un reve et je sais trop bien que les intentions du roi sont toutes contraires.

– Passons, dit Saint-Sylvain. Il se fait tard; nous n’avons pas de temps a perdre.

Ils croiserent dans la galerie un pair du royaume qui etonnait le monde par la force de son caractere et la profondeur de son esprit. Ses ennemis ne niaient point son desinteressement, sa franchise ni son courage. On savait qu’il ecrivait ses memoires et chacun le flattait dans l’espoir d’y figurer honorablement aux yeux de la posterite.

– Il est peut-etre heureux, dit Saint-Sylvain.

– Demandons-le-lui, dit Quatrefeuilles.

Ils l’aborderent, echangerent avec lui quelques propos et, mettant la conversation sur le bonheur, firent la question qui les interessait.

– Les richesses, les honneurs ne me touchent pas, repondit-il, et les affections meme les plus legitimes et les plus naturelles, les soins de famille, les plaisirs de l’amitie ne remplissent pas mon c?ur. Je n’ai d’affection qu’au bien public, et c’est la plus malheureuse des passions et l’amour la plus contrariee.

«J’ai ete au pouvoir; je me suis refuse a soutenir des fonds du tresor et du sang de mes soldats les expeditions organisees par des flibustiers et des mercantis pour leur propre enrichissement et la ruine publique; je n’ai pas livre la flotte et l’armee en proie aux fournisseurs et je suis tombe sous les calomnies de tous ces fripons qui me reprochaient, aux applaudissements de la foule imbecile, de trahir les interets sacres et la gloire de ma patrie. Contre les bandit de haute volee personne ne m’a soutenu. A voir de quelle sottise et de quelle lachete est fait le sentiment populaire, je regrette le pouvoir absolu. La faiblesse du roi me desespere; la petitesse des grands m’est un spectacle affreux; l’imperitie et l’improbite des ministres, l’ignorance, la bassesse et la venalite des representants du peuple me jettent dans des alternatives de stupeur et de rage. Pour me soulager des maux que j’endure le jour, je les ecris la nuit et rends ainsi le fiel dont je me nourris.

Quatrefeuilles et Saint-Sylvain tirerent leur chapeau au noble pair et, faisant quelques pas dans la galerie, se trouverent face a face avec un tout petit homme, apparemment bossu, car on lui voyait le dos par-dessus la tete, et qui, de facon mignarde, se dandinait avantageusement.

– Il est inutile, dit Quatrefeuilles, de s’adresser celui-la.

– Qui sait? fit Saint-Sylvain.

– Croyez-moi: je le connais, reprit l’ecuyer; je suis son confident. Il est content de lui et parfaitement satisfait de sa personne, et il a des raisons de l’etre. Ce petit bossu est la coqueluche des femmes. Dames de la cour, dames de la ville, comediennes, bourgeoises, filles galantes, coquettes, prudes, devotes, les plus fieres, les plus belles sont a ses pieds. Il perd, a les contenter, sa sante et la vie et, devenu melancolique, porte la peine d’etre un porte-bonheur.

Le soleil se couchait et, sur l’avis que le roi ne paraitrait point aujourd’hui, les derniers courtisans vidaient les appartements.

– Je donnerais volontiers ma chemise, dit Quatrefeuilles. J’ai, je puis dire, une heureuse nature. Toujours content; je bois et mange bien, je dors bien. On me fait compliment de ma mine fleurie; on me trouve bon visage: aussi n’est-ce pas du visage que je me plains. Je sens a la vessie une chaleur et un poids qui me gatent la joie de vivre. Ce matin j’ai mis au jour une pierre grosse comme un ?uf de pigeon. Je craindrais que ma chemise ne valut rien pour le roi.

– Je donnerais bien la mienne, dit Saint Sylvain. Mais j’ai aussi ma pierre: c’est ma femme. J’ai epouse la plus laide et la plus mechante creature qui ait jamais existe, et, bien qu’on sache que l’avenir est a Dieu, j’ajoute hardiment la plus mechante et la plus laide qui existera jamais, car la repetition d’un pareil original est d’une telle improbabilite qu’on peut pratiquement la dire impossible. Il est des jeux auxquels la nature ne se livre pas deux fois…

Puis, quittant ce penible sujet:

– Quatrefeuilles, mon ami, nous avons manque de sens. Ce n’est pas a la cour ni chez les puissants de ce monde qu’il faut chercher un heureux.

– Vous parlez comme un philosophe, riposta Quatrefeuilles; vous vous exprimez comme ce gueux de Jean-Jacques. Vous vous faites du tort. Il y a autant d’hommes heureux et dignes de l’etre dans les palais des rois et dans les hotels de l’aristocratie que dans les cafes des gens de lettres et dans les cabarets frequentes par les ouvriers manuels. Si nous n’en avons pas trouve aujourd’hui sous ces lambris, c’est qu’il se faisait tard et que nous n’avons pas eu de chance favorable. Allons ce soir au jeu de la reine, et nous y aurons meilleure fortune.

– Chercher un homme heureux autour d’une table de jeu!, s’ecria Saint-Sylvain, autant chercher un collier de perles dans un champ de navets et une verite dans la bouche d’un homme d’Etat!… L’ambassadeur d’Espagne donne cette nuit une fete, toute la ville y sera. Allons-y et nous mettrons facilement la main sur une bonne et convenable chemise.

– Il m’est arrive quelquefois, dit Quatrefeuilles, de mettre la main a la chemise d’une femme heureuse. C’etait avec plaisir. Mais notre bonheur n’etait que d’un moment. Si je vous parle ainsi, ce n’est pas pour me vanter (il n’y a vraiment pas de quoi), ni pour rappeler des felicites passees, qui peuvent revenir, car, contrairement a ce que dit le proverbe, chaque age a le meme plaisir. Mon intention est tout autre; elle est plus grave et plus vertueuse et se rapporte directement a l’auguste mission dont nous sommes charges tous deux: c’est de vous soumettre une idee qui vient de naitre dans mon cerveau. Ne pensez-vous pas, Saint-Sylvain, qu’en prescrivant la chemise d’un homme heureux, le docteur Rodrigue a pris le terme d’«homme» dans son sens generique, considerant l’espece humaine tout entiere, abstraction faite du sexe, et entendant une chemise de femme aussi bien qu’une chemise d’homme. Pour moi, j’incline a le croire, et, si tel etait aussi votre sentiment, nous pourrions etendre le champ de nos recherches et croitre de plus du double nos chances favorables, car, dans une societe elegante et policee comme la notre, les femme sont plus heureuses que les hommes: nous faisons plus pour elles qu’elles ne font pour nous.

Saint-Sylvain, la tache etant de la sorte agrandie, nous pourrions nous la partager. Ainsi, par exemple, a partir de ce soir jusqu’a demain matin, je chercherais une femme heureuse pendant que vous chercheriez un heureux homme. Convenez, mon ami, que c’est une delicate chose qu’une chemise de femme. J’en ai jadis palpe une qui passait dans une bague; la batiste en etait plus fine qu’une toile d’araignee. Et que dites-vous, mon ami, de cette chemise qu’une dame de la cour de France, au temps de Marie- Antoinette, porta au bal chiffonnee dans sa coiffure? Nous aurions bonne grace, il me semble, a presenter au roi notre maitre une belle chemise de linon avec ses entre-deux, ses volants de valenciennes et ses glorieuses epaulettes de ruban rose, plus legere qu’un souffle, sentant l’iris et l’amour.