«Messieurs, d’ouir ce tapage universel, je deviendrai fou comme le devinrent tous ceux qui vecurent avant moi dans cette salle aux voix sans nombre, a moins d’y entrer naturellement idiot, comme mon venere collegue, monsieur Froidefond, que vous voyez assis en face de moi cataloguant avec une paisible ardeur. Il est ne simple et simple il est reste. Il etait tout uni et n’est point devenu divers. Car l’unite ne saurait produire la diversite, et c’est la, je vous le rappelle en passant, messieurs, la premiere difficulte que nous rencontrons en recherchant l’origine des choses: la cause n en pouvant etre unique, il faut qu’elle soit double, triple, multiple, ce qu’on admet difficilement. Monsieur Froidefond a l’esprit simple et l’ame pure. Il vit catalogalement. De tous les volumes qui garnissent ces murailles il connait le titre et le format, possedant ainsi la seule science exacte qu’on puisse acquerir dans une bibliotheque, et, pour n’avoir jamais penetre au dedans d’un livre, il s’est garde de la molle incertitude, de l’erreur aux cent bouches, du doute affreux, de l’inquietude horrible, monstres qu’enfante la lecture dans un cerveau fecond. Il est tranquille et pacifique, il est heureux.

– Il est heureux! s’ecrierent ensemble les deux chercheurs de chemise.

– Il est heureux, reprit M. Chaudesaigues, mais il ne le sait pas. Et peut-etre n’est-on heureux qu’a cette condition.

– Helas! dit Saint-Sylvain, ce n’est pas vivre que d’ignorer qu’on vit; ce n’est pas etre heureux que d’ignorer qu’on l’est.

Mais Quatrefeuilles, qui se defiait du raisonnement et n’en croyait, en toutes choses, que l’experience, s’approcha de la table ou Froidefond, dans un amas de bouquins recouverts de veau, de basane, de maroquin, de velin, de parchemin, de peau de truie, d’ais de bois, sentant la poussiere, le moisi, le rat et la souris, cataloguait.

– Monsieur le bibliothecaire, lui dit-il, obligez-moi de me repondre. Etes-vous heureux?

– Je ne connais pas d’ouvrage sous ce titre, repondit le vieux catalogal.

Quatrefeuilles, levant les bras en signe de decouragement, vint reprendre sa place.

– Reflechissez, messieurs, dit Chaudesaigues, que l’antique Cybele, portant monsieur Froidefond sur son sein fleuri lui fait decrire un orbe immense autour du soleil et que le soleil entraine monsieur Froidefond, avec la terre et tout son cortege d’astres, a travers les abimes de l’espace, vers la constellation d’Hercule. Pourquoi? Des huit cent mille volumes assembles autour de nous aucun ne peut nous l’apprendre. Nous ignorons cela et le reste. Messieurs, nous ne savons rien. Les causes de notre ignorance sont nombreuses, mais je suis persuade que la principale est dans l’imperfection du langage. Le vague des mots produit le trouble de nos idees. Si nous prenions plus de soin de definir les termes au moyen desquels nous raisonnons, nos idees seraient plus nettes et plus sures.

– Qu’est-ce que je vous disais, Quatrefeuilles? s’ecria Saint-Sylvain triomphant.

Et, se tournant vers le bibliothecaire:

– Monsieur Chaudesaigues, ce que vous dites la me comble de joie. Et je vois que, en venant vers vous, nous nous sommes bien adresses. Nous venons vous demander la definition du bonheur. C’est pour le service de Sa Majeste.

– Je vous repondrai de mon mieux. La definition d’un mot doit etre etymologique et radicale. Qu’entend-on par «bonheur?» me demandez vous. Le «bonheur» ou «heur bon», c’est le bon augure, c’est le favorable presage tire du vol et du chant des oiseaux, a l’oppose du «malheur» ou «mauvais heur» qui signifie un essai infortune des volailles, le mot l’indique.

– Mais, demanda Quatrefeuilles, comment decouvrir qu’un homme est heureux?

A l’inspection des poulets! repondit le bibliothecaire. Le terme l’implique. «Heur» vient d’augurium, qui est pour avigurium.

– L’inspection des poulets sacres ne se fait plus depuis les Romains, objecta le premier ecuyer.

– Mais, demanda Saint-Sylvain, un homme heureux, n’est-ce pas un homme a qui la chance est favorable et n’existe-t-il pas certains signes exterieurs et visibles de la bonne chance?

– La chance, repondit Chaudesaigues, c’est ce qui tombe bien ou mal, c’est le coup de des. Si je vous ai bien compris, messieurs, vous cher chez un homme heureux, un homme chanceux, c’est-a-dire un homme pour qui les oiseaux n’aient que de bons presages et que les des favorisent constamment. Ce rare mortel, cherchez-le parmi les hommes qui achevent leur vie, et, de preference, parmi ceux qui deja sont etendus sur leur lit de mort, parmi ceux enfin qui n’auront plus a consulter les poulets sacres ni a jeter les des. Car ceux-la seuls peuvent se feliciter d’une chance fidele et d’un bonheur constant.

«Sophocle n’a-t-il pas dit en son Oedipe roi:

Ne proclamons heureux nul homme avant sa mort?»

Ces conseils deplaisaient a Quatrefeuilles, qui goutait mal l’idee de courir apres le bonheur derriere les saintes huiles. Saint-Sylvain ne se faisait pas non plus un plaisir d’aller tirer la chemise aux agonisants; mais, comme il avait de la philosophie et des curiosites, il demanda au bibliothecaire s’il connaissait un de ces beaux vieillards ayant jete pour la derniere fois leurs des glorieusement pipes.

Chaudesaigues hocha la tete, se leva, alla a la fenetre et tambourina sur les vitres. Il pleuvait; la place d’armes etait deserte. Au fond se dressait un palais magnifique dont l’attique etait surmonte de trophees d’armes et qui portait a son fronton une Bellone casquee d’une hydre, cuirassee d’ecailles et brandissant un glaive romain.

– Allez dans ce palais, dit-il enfin.

– Quoi! fit Saint-Sylvain surpris. Chez le marechal de Volmar?

– Sans doute. Quel mortel plus fortune, sous le ciel, que le vainqueur d’Elbruz et de Baskir? Volmar est un des plus grands hommes de guerre qui aient jamais existe, et, de tous, le plus constamment heureux.

– Le monde entier le sait, dit Quatrefeuilles.

– Il ne l’oubliera jamais, reprit le bibliothecaire. Le marechal Pilon, duc de Volmar, venu dans un temps ou les conflagrations des peuples n’embrasaient plus toute la surface de la terre a la fois, sut corriger cette ingratitude du sort en se jetant avec son c?ur et son genie sur tous les points du globe ou s’allumait une guerre. Des l’age de douze ans il servit en Turquie et fit la campagne du Kourdistan. Depuis lors il a porte ses armes victorieuses dans toutes les parties du monde connu; il a franchi quatre fois le Rhin, avec une si insolente facilite que le vieux fleuve couronne de roseaux, separateur des peuples, en parut humilie et bafoue; il a, plus habilement encore que le marechal de Saxe, defendu la ligne de la Lys, il a franchi les Pyrenees, force l’entree du Tage, ouvert les portes caucasiennes et remonte le Borysthene; il a tour a tour defendu et combattu toutes les nations d’Europe et trois fois sauve sa patrie.