Catherine evoquait aussi, pour elle-meme, cette soiree ou elle etait allee le provoquer jusque dans sa chambre. Comment avait-elle pu, ensuite, le croire indifferent alors qu'il avait si bien perdu la tete entre ses bras ? Il etait jaloux, fou de jalousie meme... et pourtant il ne l'avait jamais faite sienne. Le mystere endormi au fond de l'ame de Garin irritait Catherine et la torturait a la fois.
Vers la fin de ce premier jour, elle vit arriver a l'hotel de Chateauvillain une petite caravane dirigee par Jacques de Roussay en personne. Elle etait composee de mulets charges de nombreux coffrets. Quatre chevaux portaient Perrine, Abou-al-Khayr et ses deux esclaves noirs. Le capitaine obeissait ponctuellement a l'ordre d'Ermengarde, ce dont la noble dame daigna le remercier.
— La maison ? demanda-t-elle. Qu'en faites- vous ?
— Le greffier du conseil de la ville est en train d'y apposer les scelles du vicomte-mayeur et du prevot. Elle est vide d'etres humains mais rien de ce qu'elle contient ne sera touche avant le jugement. Il en sera de meme pour le chateau de Brazey et toutes les autres possessions de Garin.
Tout en parlant, le jeune homme evitait de regarder Catherine ; elle se tenait debout, tres droite dans une robe de velours noir qui etait deja de deuil, aupres de son amie. Il finit par prendre son courage a deux mains, se tourna vers elle et la fixa dans les yeux :
— Je suis desole, Catherine... fit-il seulement.
Elle eut un haussement d'epaules, un petit sourire
triste.
— Vous n'y pouvez rien, mon pauvre ami. Vous avez deja tant fait pour moi. Comment vous en voudrais-je ? Quand aura lieu le jugement ?
— D'ici une huitaine. Le duc est toujours a Paris et Messire Nicolas Rolin avec lui. Il etait l'ami de votre epoux et, peut-etre, aurait-il pu lui venir en aide...
Ermengarde haussa les epaules avec dedain.
— N'y comptez pas ! Jamais Nicolas Rolin n'aidera un homme qui s'est mis dans un cas semblable, fut-il son propre frere. Garin tombe sous le coup de la justice ducale, il ne connait plus Garin... c'est aussi simple que cela.
Jacques de Roussay ne repondit pas. Il savait qu'Ermengarde disait la verite et il repugnait a donner de faux espoirs a Catherine. Pour lui comme pour toute la ville, le jugement ne faisait aucun doute. C'etait, pour le Grand Argentier, la mort de la main du bourreau, la confiscation de tous ses biens, son nom raye de l'armoriai, ses armes brisees et, sans nul doute, sa maison de ville rasee comme l'avait ete celle de son predecesseur en tant que gardien des joyaux de la couronne, Philippe Jossequin, implique dans le meurtre du pont de Montereau, qui avait ete exile et etait mort miserablement en Dauphine. Cette charge, apparemment, ne portait pas bonheur !
Lorsque le capitaine se fut retire, Ermengarde laissa Catherine en compagnie d'Abou-al-Khayr, tandis que Sara s'en allait aider les chambrieres a ranger les affaires de sa maitresse. La tzingara avait repris sa place mais Perrine n'en fut pas pour autant releguee a son premier etat de baigneuse. Il fut convenu que la jeune fille partagerait avec Sara la garde et l'entretien des robes et des joyaux.
Il y avait longtemps que Catherine et son ami arabe ne s'etaient trouves face a face. Ils resterent un moment sans parler puis, tandis que le medecin s'installait dans un fauteuil, la jeune femme alla tendre ses mains froides aux flammes de la cheminee.
— Quel gachis que tout cela ! soupira-t-elle. Par la folie de cet homme que l'on m'a donne pour mari, j'ai failli perdre la vie et nous voici, tous deux, sans logis, presque proscrits. Sans Ermengarde je serais a la rue sans doute, montree du doigt, n'osant peut- etre meme pas entrer chez ma mere par crainte de la mettre en danger. Et tout cela, pourquoi ?
— Tout cela a cause de la pire folie qu'Allah ait laissee se glisser dans le sang et la raison des hommes : a cause de l'amour ! repliqua tranquillement Abou-al-Khayr en regardant obstinement le bout de ses doigts qu'il entrelacait puis relachait tour a tour.
Catherine se retourna vers lui d'un seul mouvement :
— L'amour? A qui ferez-vous croire que Garin m'aimait ?
— A toi peut-etre, si toutefois tu voulais bien reflechir ! L'intelligence de ton mari etait grande, et de haute qualite. Un homme de sa valeur ne se rabaisse pas au rang d'une bete furieuse sans une raison bien puissante. Il savait qu'il y risquait sa fortune, sa reputation, sa vie... tout ce qu'il a perdu ou va perdre. Et pourtant il a commis ces folies. Comment croire que la jalousie, donc l'amour, ne furent pas les raisons profondes de tout cela ?
— Si Garin m'aimait, lanca Catherine furieusement, il eut fait de moi sa femme, par la chair aussi bien que devant Dieu. Or, il n'a jamais tente de s'approcher de moi. Bien plus, il m'a repoussee...
Et c'est cela que tu ne lui pardonnes pas ! Par Mahomet, tu es plus femme que je ne croyais. Tu t'es donnee sans amour a un homme, tu reproches a un second de ne t'avoir point soumise a lui... et pourtant c'est un troisieme que tu aimes. Le sage a bien raison de penser qu'il y a plus de raison dans le vol d'un oiseau aveugle que dans la cervelle d'une femme ! fit le Maure avec amertume.
Catherine fut sensible a la nuance de dedain qui transparaissait dans la voix du medecin. Des larmes de colere lui monterent aux yeux.
— Ce n'est pas cela que je ne lui pardonne pas ! s'ecria-t-elle. C'est son odieuse attitude envers moi ! Il m'a jetee dans les bras de son maitre et ensuite il a tente de m'avilir, de me tuer. Et je ne comprends pas pourquoi !
Vous qui semblez posseder l'universelle sagesse, pouvez-vous me dire la raison de mon mariage blanc... avec un homme qui, cependant, me desirait !
J'en ai eu la preuve !
Abou-al-Khayr secoua la tete. Des plis soucieux s'etaient creuses dans son front lisse et a la naissance de son absurde barbe blanche.
— Quel sage pourra jamais connaitre le secret du c?ur d'un homme ? fit-il avec un geste d'impuissance. Si tu veux savoir ce que cache l'ame de ton mari, quel secret il est sur le point d'emporter dans sa tombe, que ne vas-tu le lui demander ? Sa prison est voisine. Et j'ai entendu dire que le geolier des prisons, un certain Roussot, est un homme dur mais avare et tres sensible a la chanson de l'or.
Catherine ne repondit pas. Elle etait revenue vers la cheminee et contemplait a nouveau les flammes. L'idee de se retrouver en face de Garin lui faisait horreur. Elle craignait de n'avoir pas la force de garder son sang-froid, de se laisser aller a sa colere et a sa haine. Pourtant, elle reconnaissait que le medecin avait raison. La seule facon possible de connaitre le secret de Garin, s'il en avait un, et n'etait pas seulement tombe dans une folie subite, c'etait de le lui demander. Mais il lui fallait vaincre auparavant cette repugnance qu'elle eprouvait a l'idee de le revoir et, cela, c'etait son probleme a elle. Nul ne pouvait l'aider a le resoudre.
Une semaine plus tard, la cour du vicomte-mayeur et des echevins se reunit dans le cloitre de la Sainte- Chapelle. Les magistrats de la ville y tenaient leurs assises plus volontiers qu'a la maison du Singe ou la proximite des prisons sordides et des salles a donner la question rendait le sejour assez repugnant et fort peu propice a la meditation. Au surplus, la nature du cas a juger leur paraissait necessiter une sorte de huis-clos peu facile a obtenir dans la petite salle du conseil de la ville.
Le proces de Garin ne dura pas longtemps. Tout juste une journee. Il reconnut tout ce dont on l'accusait et ne daigna meme pas se defendre. Quant a Catherine, elle avait refuse, par une pudeur qui ressemblait fort a de la repugnance, de comparaitre. Quels que pussent etre ses sentiments de rancune envers son mari, elle ne voulait pas se faire, elle- meme, son accusatrice. Ermengarde avait chaudement approuve cette attitude.