Pourtant, sous la neige, la terre etait en travail, l'hiver s'appretait a ceder la place au printemps... et, un jour de mars, un moine monte sur une mule grise escalada le raidillon qui menait au pont-levis de Chateauvillain. Ce jour-la, les premieres pousses tendres de l'herbe pointaient sur les mottes de terre brune et grasse, les premiers bourgeons eclataient aux branches nues des arbres.

A l'archer de garde qui se portait a sa rencontre, le nouveau venu demanda si Mme de Brazey residait bien au chateau et, sur sa reponse affirmative, il demanda a etre mene vers elle.

— Madame de Brazey me connait bien... Annoncez le frere Etienne Chariot.

Prevenue, Catherine le fit monter aussitot dans sa chambre. Elle etait seule, Ermengarde s'etant rendue aux ecuries pour une jument qui allait mettre bas.

Cette visite, qui rappelait le passe, lui faisait plaisir. Elle n'avait pas revu le moine du mont Beuvray depuis l'arret de bannissement qui l'avait frappe en meme temps qu'Odette de Champdivers. L'ancienne favorite de Charles VI, Catherine l'avait appris peu apres la naissance de son enfant, etait morte a peine arrivee en Dauphine. Les privations et les mauvais traitements endures dans sa prison avaient eu raison de sa constitution delicate. Sa mere, Marie de Champdivers, l'avait suivie peu apres dans la tombe, tuee par le chagrin.

Catherine avait ressenti une peine profonde de ces deux morts successives et, dans son esprit, le frere Etienne ne devait plus, lui non plus, appartenir a ce monde. Mais, quand il franchit le seuil de sa chambre, elle constata qu'il n'avait que tres peu change. Sa couronne de cheveux gris etait presque blanche mais son visage etait toujours aussi rond, ses yeux toujours aussi vifs.

— Mon frere ! s'ecria la jeune femme en s'avancant vers lui les mains tendues, je n'esperais plus vous revoir en ce monde !

— J'ai bien failli le quitter, Madame, ayant ete fort malade apres mon sejour en prison. Mais les soins de mes freres et le bon air du Morvan m'ont rendu la sante, grace a Dieu !

Catherine fit asseoir son visiteur aupres d'elle sur le long banc de bois surmonte d'un dais qui tenait tout un coin de la cheminee, ordonna que l'on apporte des rafraichissements et de quoi nourrir le voyageur et aussi que l'on prepare une chambre.

— Ne vous mettez pas en peine pour moi, Madame, protesta le frere confus de cet accueil. Quand vous saurez pourquoi je viens, vous aurez peut-

etre moins envie de me garder. C'est... en suppliant que j'arrive.

— Je ne vois pas bien ce que je peux faire pour vous, mon frere. Mais vous n'en etes pas moins le tres bien venu. Mangez, puis dites-moi ce que vous desirez...

Tout en faisant honneur au sanglier froid et au vin de Beaune qu'un valet lui servait, le frere Etienne s'expliqua. Depuis le 12 octobre de l'annee precedente, les Anglais assiegeaient Orleans et c'etait de la tragique situation de la grande ville que le moine venait parler. Bien que les effectifs anglais et bourguignons ne permissent pas un blocus total de la ville, qu'il fut encore possible d'y entrer par le nord- est, la situation des Orleanais devenait si critique qu'ils avaient envoye Xaintrailles au duc de Bourgogne pour lui demander de prendre la ville en depot... mais ses troupes n'en continuaient pas moins a bloquer Orleans.

— Le duc oublie par trop qu'il est prince francais, Madame, ajouta severement le moine. On dit qu'il songe a fonder un ordre de chevalerie...

pourtant, il sait fort bien que le siege d'Orleans viole l'une des principales lois de chevalerie. On n'assiege pas une ville dont on tient le prince prisonnier sans manquer au droit feodal1 et le duc de Bourgogne le sait d'autant mieux que la ville payait tribut pour n'etre point attaquee.

— Je sais tout cela ! fit Catherine qui se souvenait avoir deja reproche a Philippe son attitude par trop anglaise.

Depuis le debut du siege d'Orleans d'ailleurs, Ermengarde ne decolerait plus. Pour la comtesse, Philippe de Bourgogne n'etait meme plus digne de porter les eperons d'or de chevalier.

— Mais que puis-je faire ? ajouta la jeune femme.

Le visage de frere Etienne se chargea d'une

ardente priere. Il se pencha vers Catherine, saisit ses mains et les serra a les briser.

— Madame... il n'est pas un homme ou une femme en ce pays qui ne sache le grand amour que vous porte Monseigneur Philippe. Il vous faut aller vers lui, le supplier de retirer ses troupes d'Orleans. Vous ne savez pas ce que represente cette ville pour

1. Le duc Charles d'Orleans, le delicat poete, etait prisonnier a Londres depuis Azincourt, c'est-a-dire depuis treize ans.

le roi Charles. Si Orleans tombe, c'en est fait de la France, c'en est fait du roi. L'Anglais qui regne a Paris l'emportera a tout jamais. Il ne restera rien de tout ce qui a fait la raison de vivre de ceux qui ont jure fidelite au roi, des efforts de Yolande d'Aragon, du sang verse en si grande abondance...

Le frere prit un temps puis ajouta, tres doucement, a voix presque basse :

— Tant de chevaliers se sont devoues corps et ame a la defense de la noble cite ! Orleans a rase ses magnifiques faubourgs, Orleans se bat avec une foi desesperee mais admirable, ne songeant plus qu'a mourir si un miracle ne la delivre. Soyez ce miracle, Madame ! Des voix prophetiques disent partout qu'une femme, seule, pourra delivrer Orleans. Songez... que depuis cinq mois, enferme dans la ville avec une poignee d'autres braves, le capitaine de Montsalvy se bat !

Le nom d'Arnaud, lance a bout portant et sans que Catherine fut preparee a le recevoir, frappa la jeune femme comme un soufflet. Elle en perdit la respiration, rougit jusqu'a la racine de ses cheveux puis, le sang refluant vers son c?ur, la laissa pale et tremblante.

— Frere Etienne, fit-elle d'une voix blanche, il n'est pas digne de vous ni de la robe que vous portez de reveiller un reve impossible au fond d'un c?ur qui souhaite seulement oublier. Je suis veuve, mon frere, j'ai perdu mon enfant et, si un jour, je vous ai prie de venir en aide au capitaine de Montsalvy prisonnier, je ne peux plus rien pour lui ! Puisque les prieres de sa femme sont impuissantes a veiller sur lui, que pourrait une etrangere ?

— Sa femme ? fit le moine sincerement surpris. Quelle femme ?

Le moine devenait-il fou ? Catherine le fixa dans les yeux, se demandant si la memoire lui manquait subitement ou s'il se moquait d'elle.

— La derniere fois que j'ai entendu parler de messire de-Montsalvy, dit-elle lentement, en butant sur les mots qui passaient mal, c'etait il y a plusieurs annees. Il s'appretait a prendre pour epouse damoiselle Isabelle de Severac, la fille du marechal, et...

— Isabelle de Severac est morte, Madame !... deux mois avant son mariage. Et messire Arnaud, qui d'ailleurs, a ce que l'on dit, n'etait pas tres chaud pour aliener sa liberte, ne lui a point donne de remplacante.

— Quoi ?

Les mains de Catherine, crispees sur le bord de son siege, s'etaient mises a trembler. Une brusque envie de pleurer monta de son c?ur a ses yeux qui se brouillaient. Elle ne savait plus ou elle en etait... Pendant si longtemps, elle s'etait interdit de songer a cet homme dont le seul nom la faisait defaillir encore de tendresse, chassant l'image trop chere comme un reve impossible

!... Et voila qu'elle apprenait, brusquement, de la maniere la plus inattendue, qu'il etait libre... libre autant qu'elle-meme. C'etait a en perdre la raison !

— Mon frere, dit-elle douloureusement, que n'etes-vous venu plus tot vers moi ? Pourquoi ne m'avez-vous rien dit ? Pourquoi m'avez-vous laisse croire pendant si longtemps qu'il etait perdu pour moi ?

— Mais... Madame, fit le frere interloque, je ne pouvais pas deviner que vous l'ignoriez. Les nouvelles passent, malgre la guerre, de la Cour du roi Charles a celle du duc de Bourgogne... et je vous rappelle que, banni, je ne pouvais venir vers vous. Mon prieur a obtenu que soit rapporte l'arret qui me frappait... et j'accours vers vous. Irez-vous prier le duc pour Orleans ?