— Qu'est-ce qui lui prend ? fit Ermengarde reveillee en sursaut. Elle est folle ? Elle connait ces gens ?

En effet, parvenue a la hauteur de celui qui semblait le chef, Sara avait retenu sa mule et s'etait mise a parler avec volubilite a cet homme, un garcon jeune, sec comme un sarment, mais dont l'allure, sous ses guenilles, etait celle d'un roi. Jamais encore Catherine n'avait vu a Sara cette expression de joie. A l'ordinaire, la tzigane riait peu, parlait moins encore.

Elle etait active, silencieuse, efficace surtout. Elle n'aimait perdre ni son temps, ni ses paroles. Une premiere fois, dans la taverne de Jacquot de la Mer, Catherine avait ouvert fugitivement une fenetre sur l'ame secrete de Sara. Cette fois, en la voyant discourir avec volubilite, le visage eclaire d'un feu interieur intense, en face de cet homme basane, elle sentit un petit pincement au c?ur.

— Peut-etre connait-elle ces gens, repondit-elle a Ermengarde. Mais je croirais plutot que ce sont la ses freres de sang et qu'elle les a reconnus.

— Quoi ? Vous voulez dire que ces gens depenailles, avec leurs couteaux et leurs yeux de charbon...

— ... sont, comme Sara elle-meme, des tzingaras.

Je vous ai raconte, je crois, l'histoire de ma bonne et fidele « nourrice ».

Roussay, sur un signe de Catherine, avait arrete le ; cortege et chacun contemplait Sara. La tristesse montait de plus en plus dans l'ame de Catherine. Sara semblait avoir tout oublie. Elle etait entierement absorbee par ce garcon a la peau sombre. Soudain, elle se retourna, vit Catherine qui, a demi etendue dans sa litiere, appuyee sur un coude, la regardait ; elle courut a elle.

Ce sont des gens de ma race, fit-elle joyeuse, volubile, jamais je n'avais espere en revoir et voila que l'evenement predit autrefois arrive : les tribus se sont mises en marche pour venir jusqu'ici. Celle-ci vient, comme moi, de la Grande mer bleue. Ils ont vu le jour dans l'ile de Modon, au pied du mont Gype, et moi je viens de Chypre, l'ile d'Aphrodite... Est-ce que ce n'est pas merveilleux ?

Tout a fait merveilleux, coupa Ermengarde, mais devons-nous rester la encore longtemps ?

Sara negligea de lui repondre et s'adressa a Catherine sur un ton de priere : Je t'en prie, accorde-moi de passer cette nuit avec eux. Ils vont camper au prochain village, la ou nous devions, nous aussi, nous arreter.

Cela te ferait tellement plaisir ?

Tu ne peux pas savoir... Je voudrais t'expliquer...

Catherine, d'un geste doux, lui imposa silence et sourit.

N'essaie pas. Je crois que je comprends. Va avec tes freres... mais ne m'oublie pas tout a fait.

Avec une vivacite de jeune fille, Sara se pencha, , effleura de ses levres la main de la jeune femme et s'en alla en courant rejoindre les siens. Elle avait laisse sa mule aux mains d'un soldat d'escorte. Catherine la vit marcher aux cotes du garcon

Basane qui reglait son pas sur le sien. On aurait dit que Sara venait de retrouver un amoureux tant ses yeux brillaient et tant son sourire etait joyeux. Ermengarde, la contemplant, hocha la tete.

— Je me demande si, demain matin, elle vous reviendra.

Catherine sursauta, regarda son amie avec effarement.

— Pourquoi ne reviendrait-elle pas ? Sa vie est ' avec moi, aupres de moi...

— Etait ! Jusqu'ici cette femme etait une deracinee, coupee des siens, sans espoir de les retrouver jamais. Vous etiez son havre de grace. Mais elle a retrouve ceux de sa race... Allons, ne pleurez pas, se hata-t-elle d'ajouter en voyant s'embuer les yeux de son amie, elle vous aime... elle vous reviendra peut-etre. En attendant, allons nous mettre a l'abri. J'ai faim et il commence a pleuvoir.

La petite caravane se remit en route vers le village dont on apercevait au bout du chemin la tour j carree et la fleche de l'eglise.

Les Bohemiens avaient etabli leur campement dans un champ qui ouvrait derriere l'auberge ou etaient descendues Ermengarde et Catherine.

De la fenetre de leur chambre commune, on dominait l'installation des errants et, apres le souper, la jeune femme prit plaisir a les observer. Ils avaient allume de grands feux sur lesquels des chaudrons avaient ete poses. Les femmes, laissant les enfants gambader ou bon leur semblait, s'etaient occupees a plumer les volailles et a eplucher les quelques legumes qu'on avait pu se procurer. Tous ces gens pieds nus et depenailles avaient une allure etrangement noble et la plupart des filles brunes etaient belles.

Catherine apercut Sara, assise sur un tronc d'arbre abattu aupres du jeune chef. On paraissait faire grand cas de la nouvelle venue qui fut servie la premiere apres le chef. Dans le crepuscule de printemps, les cris joyeux des enfants montaient, clairs, avec des notes aigues qui vrillaient les oreilles, mais les adultes ne faisaient que peu de bruit. Ils parlaient calmement entre eux, mangeant avec lenteur, en gens pour qui chaque bouchee est une chose serieuse ; parfois un rire fusait jusqu'a la fenetre de Catherine qui, en l'entendant, se sentait de brusques envies de se joindre a ce cercle enchante. A l'angle du champ, entre trois gros arbres, une grande toile avait ete tendue pour servir d'abri, pendant la nuit, aux femmes et aux enfants. Mais ceux-ci ne manifestaient aucune envie de dormir. A demi vetus et, certains, completement nus avec de droles de petits ventres ronds, ils se poursuivaient entre les feux ou bien se groupaient aupres des arbres, se tenant par la main, autour d'un grand garcon qui avait sorti un luth et l'accordait. Aupres du garcon, quelques filles aux cheveux noues en nattes agitaient impatiemment des tambourins, pressees, sans doute, de se jeter dans la danse.

Celle-ci debuta bientot, sur un accord sauvage du musicien. Avec fougue, une douzaine de filles se lancerent en avant, formant autour du plus grand des feux une ronde eperdue. La terre volait sous leurs agiles pieds bruns, leurs robes bariolees dansaient, tourbillonnaient autour de leurs longues jambes nues qu'elles decouvraient de plus en plus haut, a mesure que le rythme se faisait plus ardent...

Le musicien pressait la cadence, les tambourins ronflaient sous les petits poings durs. Les nattes s'echevelaient sur les epaules brunes que les robes, derangees par l'ardeur de la danse, decouvraient. Quand la lune jaillit des nuages, joignant sa lumiere pale aux rougeoiements du brasier, les danseuses se dechainerent litteralement. Leurs pieds volaient si vite que nul ne pouvait saisir leurs mouvements. Elles ajoutaient d'autres flammes, vivantes et couronnees de nuit, a celles du bucher. Elles se cambraient, se courbaient et se tordaient au milieu d'un cercle de regards scintillants qu'elles semblaient fasciner. Quant a Catherine, la splendeur sauvage du spectacle la captivait. Ces filles brunes, dansant dans le rayon de lune, n'etaient-elles pas les pretresses d'un culte mysterieux ? Leurs visages aux yeux clos se levaient, offerts a la lumiere argentee qui les inondait... La fievre montait dans le cercle bohemien, le claquement des mains scandait la danse frenetique. Quelques villageois s'etaient approches, assez craintivement, pour regarder. Ils se tenaient a l'ombre des murs de l'auberge et Catherine pouvait voir leurs visages a la fois avides et mefiants, juste sous sa fenetre. Soudain, dominant le tintamarre enrage des tambourins et des claquements de mains, surmontant meme la melodie bizarre du luth, une voix s'eleva, chaude, ardente. Les paroles inconnues lui conferaient une puissance envoutante que Catherine connaissait bien.

— Qu'est-ce que cela ? souffla Ermengarde qui s'etait approchee derriere son amie.

— Sara ! Elle chante !

— J'entends bien... mais quelle voix extraordinaire ! C'est etrange... et magnifique !

Jamais Sara n'avait chante comme ce soir. Dans la taverne enfumee de Jacquot de la Mer, elle chantait sa nostalgie, ses regrets. Cette fois, toute la joie violente de la vie libre, des espaces infinis, des folles chevauchees passait dans son chant. De son observatoire, Catherine pouvait la voir, assise, les mains nouees autour de ses genoux, lancant vers le ciel etoile une melodie echevelee, ponctuee de cris rauques et d'un refrain que toute la tribu reprenait en ch?ur. Elle se leva soudain, tendit les bras vers la grosse lune ronde, maintenant bien degagee, comme pour la saisir. Le chant et la danse se conjuguaient, de plus en plus rapides, de plus en plus sauvages. Toute la tribu chantait maintenant et le chant deferlait sur la campagne endormie comme un roulement de tonnerre... Sur un cri aigu les danseuses, toutes en meme temps, firent le meme geste. Les robes tomberent a terre, liberant les minces corps bruns luisants de sueur... Il y eut de l'agitation sous la fenetre de Catherine. Les paysannes bousculaient energiquement leurs epoux qui resistaient pour les faire rentrer a la maison...