On eut dit la mere et la fille unies dans la meme douleur mais aucune n'osait troubler le silence, craignant que la moindre parole fit mal a sa compagne...
Ce fut Ermengarde, pourtant, qui se ressaisit la premiere. Elle tourna les yeux vers Catherine.
— Et maintenant ? dit-elle tout bas.
Comme si ces deux petits mots avaient brise le charme malfaisant qui l'emmurait de silence, Catherine se leva soudain, puis, avec un gemissement, vint s'ecrouler aupres de sa vieille amie, enfouissant son visage dans les plis noirs de sa robe sur laquelle ses mains se crisperent.
— Je n'ai plus rien, Ermengarde, sanglota-t-elle, plus de mari, plus d'enfant, plus d'amour !... Je n'ai plus que vous ! Gardez-moi... laissez-moi rester aupres de vous. Il n'y a plus rien dans ma vie... rien ! Je veux demeurer desormais entre vous et le tombeau de mon enfant. Laissez-moi rester ici...
Ermengarde ota la haute coiffure de mousseline noire qui s'ecrasait contre son giron et se mit a caresser les nattes blondes de la jeune femme eperdue.
Un tres leger et tres doux sourire vint detendre son visage ravage par le chagrin.
— Bien sur vous pouvez rester, Catherine... et meme je ne demanderais qu'a vous garder pour toujours. Vous savez bien que je vous aime comme si vous etiez ma fille. Mais c'est vous qui, un jour, partirez. Car vous n'en etes pas encore, et de loin, au point ou j'en suis : mure pour la claustration au fond d'une vieille forteresse.
La neige fit son apparition trois jours apres les funerailles du petit Philippe, tombant en telle abondance que la vie active du gros bourg de Chateauvillain s'en trouva genee. Quant au chateau, sur le donjon duquel la banniere rouge avait rejoint la banniere noire, il parut s'endormir dans sa solitude hautaine, autour de la vie ralentie, quasi vegetative, des deux femmes en deuil. Chaque matin, elles entendaient la messe dans la chapelle puis se retiraient dans l'une des chambres et, tout le jour, s'y occupaient a des travaux d'aiguille. Un jour par semaine seulement, le mardi, quelques paysans escaladaient la butte seigneuriale pour venir se confier a la justice du suzerain. Ermengarde, alors, gagnait le banc seigneurial, dans la grande salle et, durant de longues heures, debattait avec ses gens leurs querelles d'interets pour un mur mal construit ou un sentier trace en dommage d'un champ, parfois pour regler une succession embrouillee, autoriser un mariage ou chatier une epouse adultere.
La justice d'Ermengarde etait impartiale, expeditive et vigoureuse mais empreinte d'une profonde sagesse qui faisait l'admiration de Catherine admise a assister aux plaids. Peu a peu, ces seances furent pour elle une veritable distraction.
Quand vint la Noel, un chevaucheur ducal apporta une lettre de Philippe accompagnant un admirable livre d'heures superbement enlumine sous une couverture d'ivoire et d'or, cadeau de Noel du prince a Catherine. Ce n'etait pas la premiere lettre qui arrivait a Chateauvillain. Peu apres la mort de l'enfant, Philippe de Bourgogne avait exprime a sa maitresse toute l'affliction qu'il eprouvait de cette fin stupide et cruelle. Pour adoucir la douleur de la mere, il avait trouve des mots d'une infinie tendresse qui avaient remue profondement Catherine. S'il n'y avait eu la perspective du prochain mariage, elle fut retournee vers lui sans une hesitation. Mais elle ne se sentait pas le courage, dans l'etat d'accablement ou elle se trouvait, d'affronter les regards curieux des courtisans guettant ses reactions sur son visage, se rejouissant de la voir reduite au second rang, les mechancetes des femmes acharnees sur elle depuis si longtemps.
La nouvelle lettre etait aussi tendre que la premiere mais, sous les mots d'amour, se glissait le desir imperieux de Philippe de la voir revenir vers lui.
Catherine ne s'y trompa pas. En lui rappelant la promesse faite au cours de leur derniere nuit, c'etait un ordre que Philippe lui adressait.
— C'en est un, en effet, dit Ermengarde lorsque Catherine lui montra la missive Qu'allez-vous faire ? Obeir, j'imagine ?
Catherine secoua la tete.
— Je ne crois pas. Je n'en ai aucune envie. Dans quelques mois, l'infante arrivera et il me faudra repartir. Alors, a quoi bon ?
— Il vous aime, vous le savez bien. 11 ne peut se passer de vous... et meme il l'ecrit... fit la comtesse soulignant une ligne de son ongle.
— Il l'ecrit... oui ! Mais il peut se passer de moi. Connaissez-vous si mal Philippe pour croire que j'aie pu, seule depuis trois ans, suffire a son exigeante sensualite ? De nombreuses femmes ont eu et auront encore ses faveurs. Il m'aime, je sais, et je peux dire qu'il n'a jamais cesse de me desirer, plus encore maintenant qu'autrefois, je crois. Mais il y en a d'autres.
D'ailleurs, l'infante a une reputation de beaute, elle le distraira de moi.
Ermengarde prit les deux mains de Catherine et les enferma dans les siennes.
— Sincerement, ma mie, comment envisagez- vous l'existence pour vous
? Que desirez-vous ? Que souhaitez-vous ? Je ne peux croire que, jeune comme vous l'etes... et si belle, vous n'ayez d'autre desir que d'user vos jours aupres d'une vieille femme, au fond d'un chateau sinistre. Que vous refusiez le role humiliant de maitresse en titre aupres d'une duchesse regnante, je le concois. Mais pourquoi ne pas refaire votre vie ? Ils sont nombreux, je le sais, ceux qui souhaiteraient vous mener a l'autel.
— En effet ! dit Catherine avec un melancolique sourire. Seulement moi, je n'en ai nulle envie.
— Qu'allez-vous repondre au duc ?
— Rien !... pour la simple raison que je ne sais que lui dire. Si mon vieil ami Abou-al-Khayr etait la, il trouverait sans doute une superbe pensee de poete ou de philosophe pour depeindre mon actuel etat d'esprit. Je crois bien qu'il en a pour chacune des circonstances de la vie d'une ame... Mais il est loin...
Le petit medecin arabe, en effet, etait reparti pour le royaume de Grenade peu apres la mort de Garin, malgre l'offre d'hospitalite d'Ermengarde. Son maitre, le sultan Mohammed VIII, aux prises avec d'incessantes luttes interieures, avait reclame le retour de son principal conseiller et ami. Et ce n'etait pas sans regrets qu'Abou-al-Khayr avait quitte Catherine pour laquelle il s'etait pris d'une veritable affection.
— Si, un jour, tu ne sais plus ni que faire ni ou aller, viens me rejoindre.
Dans ma petite maison au bord du Genil, les citronniers et les amandiers poussent tout seuls et les rosiers embaument une grande partie de l'annee. Tu seras ma s?ur et je t'apprendrai la sagesse de l'Islam...
A cette heure ou son destin lui semblait se diriger vers une impasse, Catherine se souvenait de ces paroles amicales et ce souvenir lui arracha un sourire.
— Ce serait peut-etre cela la solution : aller rejoindre Abou-al-Khayr, connaitre une autre vie...
— Pour le coup, vous etes folle ! s'indigna Ermengarde. Avant d'arriver a Grenade, il vous faudrait traverser des pays et encore des pays : vous n'arriveriez qu'apres avoir ete vingt fois violee et sans doute tuee autant de fois.
Une seule suffit, repondit Catherine. Vous avez raison : restons ici et attendons. Peut-etre le destin prendra-t-il la peine de me faire signe.
Mais, malgre le cadeau de Philippe, malgre sa lettre d'amour, ce Noel fut infiniment triste pour les deux femmes. Cote a cote, elles distribuerent des presents aux paysans et aux gens du bourg, recurent leurs v?ux ; cote a cote, elles passerent de longues heures a la chapelle, entre la creche qu'a l'exemple de saint Francois d'Assise, Ermengarde installait tous les ans et le tombeau du petit Philippe. La neige ensevelissait tout le paysage. Jour apres jour, en se levant et en jetant un regard par sa fenetre, Catherine se prenait a desesperer. Il semblait que le soleil ne reviendrait jamais. Tout etait froid, noir et la jeune femme sentait son c?ur se glacer peu a peu.