— Par les tripes du Pape ! grogna-t-il tristement. Quel dommage qu'on n'ait pas le droit de vous toucher ! Le chef doit etre fou de vous avoir prefere votre servante !
— Ou est-elle ? fit Catherine qui achevait de serrer nerveusement les lacets de son corsage.
Ses mains etaient moites et maladroites. Elle aurait volontiers gifle cet homme qui la regardait beatement. Tranchemer eclata de rire.
Ou voulez-vous qu'elle soit ? Dans le lit de Fortepice, pardi ! II n'aime pas perdre son temps et quand il lui prend envie d'une fille, faut qu'elle y passe, et tout de suite !... Autant vous dire qu'il y en a pour un moment, surtout si le chef est de bonne humeur.
— Qu'est-ce que son humeur vient faire dans cette histoire ? demanda Catherine d'un ton raide.
Tranchemer eut un sourire beat qui acheva de porter a son comble l'exasperation de la jeune femme.
— Dame ! S'il est de bonne humeur, il nous la pretera quand il se sera bien amuse avec. Les belles femmes, ca ne court pas les routes, par le temps ou nous voila. Par ici, elles sont toutes maigres comme des chats ecorches...
Alors, une comme elle, c'est une aubaine.
Le ton bonasse de Tranchemer etait juste ce qu'il fallait pour rendre Catherine enragee. Elle vit rouge.
— Allez me chercher votre Fortepice, hurla-t-elle. Allez me le chercher et tout de suite !
Tranchemer ouvrit des yeux ronds.
— Hein ? Le deranger en ce moment ? Jamais de la vie. Je tiens a ma peau, moi !
D'un bond, Catherine se refugia vers la fenetre, qu'elle designa d'un doigt tremblant de rage.
— Je me moque de votre peau. Elle ne vaudra pas cher si vous allez dire, tout a l'heure, a ce bandit que je suis morte. Je vous jure que, si vous n'allez pas me le chercher tout de suite, je saute.
— Vous n'etes pas folle ? Qu'est-ce que ca peut bien vous faire qu'on s'amuse avec votre domestique ?
— Occupez-vous de ce qui vous regarde et faites ce que je vous dis.
Sinon...
Elle se glissait deja sur l'appui de la fenetre. Tranchemer hesita. Il avait bonne envie de lui sauter dessus et de l'assommer un bon coup pour la faire tenir tranquille. Mais le Diable seul savait ce qu'elle ferait en revenant a elle
! Et, de toute facon, tout ca, c'etait beaucoup trop complique pour la cervelle simpliste du lieutenant. Il ne pouvait ni abimer ni laisser se detruire une proie comme celle-la, une proie en or sur laquelle Fortepice comptait pour se faire une fortune. S'il arrivait quelque chose a cette diablesse de femme, Tranchemer savait bien que son chef lui arracherait la peau par minces lanieres, comme il le faisait si volontiers quand il en voulait serieusement a quelqu'un. Mieux valait encore prendre le risque de le deranger dans ses ebats.
— Tenez-vous tranquille ! fit-il de mauvaise grace. J'y vais ! Mais n'en prenez qu'a vous de ce qui se passera...
Tandis que Catherine, lentement, reposait ses pieds a terre, Tranchemer sortit, non sans refermer soigneusement la porte. Restee seule, la jeune femme essuya la sueur qui perlait a son front. Elle avait eu un instant de vraie folie. A la pensee de sa fidele Sara livree a ces soudards ignobles, elle avait oublie tout ce qui n'etait pas sa plus vieille amie. Elle se fut jetee au bas de la tour sans la moindre hesitation, pour le seul et bien mince plaisir de mettre Tranchemer dans une situation impossible. Mais, maintenant, il fallait qu'elle recuperat son sang-froid pour affronter Fortepice dont elle ne doutait pas de la prochaine venue.
Il arriva, en effet, quelques minutes plus tard, avec la mine hargneuse d'un chien a qui l'on vient de retirer son os, seulement vetu de ses chausses et d'une chemise ouverte sur la poitrine et dechiree en plusieurs endroits.
— Qu'est-ce que vous voulez ? aboya-t-il du seuil. Est-ce que vous ne pouvez pas vous tenir tranquille ou bien faut-il vous mettre aux fers ?
Dans cet appareil sommaire, sa jeunesse frappait bien davantage que sous son harnais guerrier. Catherine s'apercut qu'elle n'en avait plus peur du tout.
Elle se sentait tout a fait calme et parfaitement maitresse d'elle-meme.
— Les fers ne changeraient rien a ce que j'ai a vous dire, fit-elle froidement. Je vous ai fait venir pour vous prier de laisser Sara tranquille !
Que vous mettiez sur elle vos pattes sales me deplait presque autant que si vous vous attaquiez a moi. Et la generosite de Monseigneur Philippe pourrait s'en ressentir...
Fortepice la regardait en dessous. Il eut un rire bref qui ressemblait a un hennissement.
— Vous parlez bien haut pour une prisonniere ! Quant a votre Sara, il se trouve que votre priere... arrive un peu trop tard. J'ajouterai qu'elle me plait infiniment et que je n'ai aucune envie de la laisser. Je la garde.
— Je sais comment vous faites, cria Catherine que la colere emportait a nouveau. Vos hommes passeront apres vous ! Eh bien, je vous fais serment, moi, que vous ne tirerez pas un sol de ma capture si vos affreux bandits y touchent, meme du bout du doigt. Je veux la voir, vous entendez, je le veux...
Rapidement, le chef des contrebandiers s'approcha de Catherine. Avant qu'elle ait pu s'en defendre, il l'avait ceinturee, collee a lui. Il etait blanc de rage.
— En voila assez ! Je ne la livrerai pas a mes hommes, si ca peut te faire plaisir. Mais je te conseille de te taire si tu ne veux pas la remplacer dans mon lit...
— Je suis trop maigre !
— Voire ! Dans un costume de garcon peut-etre. Mais cette robe change bien des choses et je pourrais oublier que tu vaux cher. D'autant plus que tu n'es plus pucelle, j'imagine, et que Philippe de Bourgogne n'y perdrait pas grand-chose si je m'amusais un peu avec toi. Alors, je te conseille de te taire.
Brusquement, de sa main libre, il la prit a la nuque, forca son visage rouge de colere a s'approcher du sien et l'embrassa longuement. Il avait des doigts de fer et, malgre sa defense vigoureuse, Catherine dut subir jusqu'au bout ce baiser qui lui faisait horreur. Quand il la lacha, elle tituba, recula jusqu'a une colonne du lit a laquelle elle s'accrocha.
— Tu as compris, je pense ? fit Fortepice avec une soudaine douceur. Je te conseille de te taire !
— Je veux que vous m'envoyiez Sara ! gronda Catherine folle de fureur.
Un instant, ils se regarderent dans les yeux. Les prunelles violettes de la jeune femme lancaient de tels eclairs que le routier la sentit prete a n'importe quelle folie. Il haussa les epaules, se dirigea vers la porte.
— Je te l'enverrai demain matin. Jusque-la, il faudra bien te contenter de Tranchemer qui t'apportera ton diner dans quelques instants. Bonne nuit !
Epuisee, les tempes serrees dans l'etau d'une migraine commencante, Catherine se laissa glisser a genoux au pied de son lit, le front appuye a la courtepointe usee. Tout compte fait, elle avait remporte une demi-victoire.
Du moins avait-elle acquis l'assurance qu'aucun homme, autre que le chef routier, ne toucherait Sara. Et puis, elle etait trop lasse, maintenant, pour reflechir avec profit. Elle avait a la fois faim et sommeil. Aussi, quand Tranchemer reparut avec une ecuelle et un grand pot de vin, ne fit-elle aucune difficulte pour attaquer ce qui lui etait servi. C'etait assez maigre, une soupe epaissie a la farine dans laquelle nageaient quelques tranches de lard, le tout aussi mal cuisine que possible.
— Vous n'etes pas genereux avec vos prisonniers, remarqua-t-elle aigrement.
Faut pas vous plaindre ! C'est l'ordinaire pour tout le monde. Vous avez meme eu droit a un morceau de lard supplementaire ! On vous a bien prevenue qu'en ce moment, on manquait de nourriture. La nuit derniere, le sire de Courson nous a vole notre unique, vache et nos deux cochons. Alors, pour ce soir, c'est plutot maigre. Demain ca ira peut-etre mieux...
— Pourquoi ? Vous attendez un convoi de vivres ?
— Qui viendrait d'ou ? Non, mais cette nuit on essayera de lui voler ses chevres, au sire de Courson ! Faut bien vivre, que voulez-vous ?