La Nourrice. – Vrai Dieu! je pourrais rester ici toute la nuit à écouter vos bons conseils. Oh! ce que c'est que la science! (À Roméo.) Mon seigneur, je vais annoncer à madame que vous allez venir.
Roméo. – Va, et dis à ma bien-aimée de s'apprêter à me gronder
La Nourrice, lui remettant une bague. – Voici, monsieur un anneau qu'elle m'a dit de vous donner Monsieur accourez vite, dépêchez-vous, car il se fait tard. (La nourrice sort.)
Roméo, mettant la bague. – Comme ceci ranime mon courage!
Laurence. – Partez. Bonne nuit. Mais faites-y attention, tout votre sort en dépend, quittez Vérone avant la fin de la nuit, ou éloignez-vous à la pointe du jour sous un déguisement. Restez à Mantoue; votre valet, que je saurai trouver, vous instruira de temps à autre des incidents heureux pour vous qui surviendront ici… Donne-moi ta main; il est tard: adieu; bonne nuit.
Roméo. – Si une joie au-dessus de toute joie ne m'appelait ailleurs, j'aurais un vif chagrin à me séparer de toi si vite. Adieu. (Ils sortent.)
SCÈNE IV
Capulet. – Les choses ont tourné si malheureusement, messire, que nous n'avons pas eu le temps de disposer notre fille. C'est que, voyez-vous, elle aimait chèrement son cousin Tybalt, et moi aussi… Mais quoi! nous sommes nés pour mourir Il est très tard; elle ne descendra pas ce soir Je vous promets que, sans votre compagnie, je serais au lit depuis une heure.
Pâris. – Quand la mort parle, ce n'est pas pour l'amour le moment de parler. Madame, bonne nuit: présentez mes hommages à votre fille.
Lady Capulet. – Oui, messire, et demain de bonne heure je connaîtrai sa pensée. Ce soir elle est cloîtrée dans sa douleur.
Capulet. – Sire Pâris, je puis hardiment vous offrir l'amour de ma fille; je pense qu'elle se laissera diriger par moi en toutes choses; bien plus, je n'en doute pas… Femme, allez la voir avant d'aller au lit; apprenez-lui l'amour de mon fils Pâris, et dites-lui, écoutez bien, que mercredi prochain… Mais doucement! quel jour est-ce?
Pâris. – Lundi, monseigneur.
Capulet. – Lundi? hé! hé! alors, mercredi est trop tôt. Ce sera pour jeudi… dites-lui que jeudi elle sera mariée à ce noble comte… Serez-vous prêt? Cette hâte vous convient-elle? Nous ne ferons pas grand fracas! un ami ou deux! Car voyez-vous, le meurtre de Tybalt étant si récent, on pourrait croire que nous nous soucions fort peu de notre parent, si nous faisions de grandes réjouissances. Conséquemment, nous aurons une demi-douzaine d'amis, et ce sera tout. Mais que dites-vous de jeudi?
Pâris. – Monseigneur, je voudrais que jeudi soit demain.
Capulet. – Bon; vous pouvez partir… Ce sera pour jeudi, alors. Vous, femme, allez voir Juliette avant d'aller au lit, et préparez-la pour la noce… Adieu, messire… De la lumière dans ma chambre, holà! Ma foi, il est déjà si tard qu'avant peu il sera de bonne heure… Bonne nuit. (Ils sortent.)
SCÈNE V
Juliette. – Veux-tu donc partir? le jour n'est pas proche encore: c'était le rossignol et non l'alouette dont la voix perçait ton oreille craintive. Toutes les nuits il chante sur le grenadier là-bas. Crois-moi, amour c'était le rossignol.
Roméo. – C'était l'alouette, la messagère du matin, et non le rossignol. Regarde, amour ces lueurs jalouses qui dentellent le bord des nuages à l'orient! Les flambeaux de la nuit sont éteints, et le jour joyeux se dresse sur la pointe du pied au sommet brumeux de la montagne. Je dois partir et vivre, ou rester et mourir.
Juliette. – Cette clarté là-bas n'est pas la clarté du jour je le sais bien, moi; c'est quelque météore que le soleil exhale pour te servir de torche cette nuit et éclairer ta marche vers Mantoue. Reste donc, tu n'as pas besoin de partir encore.
Roméo. – Soit! qu'on me prenne, qu'on me mette à mort; je suis content, si tu le veux ainsi. Non, cette lueur grise n'est pas le regard du matin, elle n'est que le pâle reflet du front de Cynthia; et ce n'est pas l'alouette qui frappe de notes si hautes la voûte du ciel au-dessus de nos têtes. J'ai plus le désir de rester que la volonté de partir, que vienne la mort, et elle sera bien venue!… Ainsi le veut Juliette… Comment êtes-vous, mon âme? Causons, il n'est pas jour.
Juliette. – C'est le jour c'est le jour! Fuis vite, va-t'en, pars: c'est l'alouette qui détonne ainsi, et qui lance ces notes rauques, ces strettes déplaisantes. On dit que l'alouette prolonge si doucement les accords; cela n'est pas, car elle rompt le nôtre. On dit que l'alouette et le hideux crapaud ont changé d'yeux: oh! que n'ont-ils aussi changé de voix, puisque cette voix nous arrache effarés l'un à l'autre et te chasse d'ici par son hourvari matinal! Oh! maintenant pars. Le jour est de plus en plus clair.
Roméo. – De plus en plus clair?… De plus en plus sombre est notre malheur
Entre la nourrice.
La Nourrice. – Madame!
Juliette. – Nourrice!
La Nourrice. – Madame votre mère va venir dans votre chambre. Le jour paraît; soyez prudente, faites attention. (La nourrice sort.)
Juliette. – Allons, fenêtre, laissez entrer le jour et sortir ma vie.
Roméo. – Adieu, adieu! un baiser, et je descends. (Ils s'embrassent. Roméo descend.)
Juliette, se penchant sur le balcon. – Te voilà donc parti? amour seigneur époux, ami! Il me faudra de tes nouvelles à chaque heure du jour, car il y a tant de jours dans une minute! Oh! à ce compte-là, je serai bien vieille, quand je reverrai mon Roméo.
Roméo. – Adieu! je ne perdrai pas une occasion, mon amour, de renvoyer un souvenir.
Juliette. – Oh! crois-tu que nous nous rejoindrons jamais?
Roméo. – Je n'en doute pas; et toutes ces douleurs feront le doux entretien de nos moments à venir.
Juliette. – Ô Dieu! j'ai dans l'âme un présage fatal. Maintenant que tu es en bas, tu m'apparais comme un mort au fond d'une tombe. Ou mes yeux me trompent, ou tu es bien pâle.
Roméo. – Crois-moi, amour tu me sembles bien pâle aussi. L'angoisse aride boit notre sang. Adieu! adieu! (Roméo sort.)
Juliette. – Ô fortune! fortune! tout le monde te dit capricieuse! Si tu es capricieuse, qu'as-tu à faire avec un homme d'aussi illustre constance? Fortune, sois capricieuse, car alors tu ne le retiendras pas longtemps, j'espère, et tu me le renverras.