Jean. – Frère, je vais te l'apporter (Il sort.)
Laurence. – Maintenant il faut que je me rende seul au tombeau; dans trois heures la belle Juliette s'éveillera. Elle me maudira, parce que Roméo n'a pas été prévenu de ce qui est arrivé; mais je vais récrire à Mantoue, et je la garderai dans ma cellule jusqu'à la venue de Roméo. Pauvre cadavre vivant, enfermé dans le sépulcre d'un mort! (Il sort.)
SCÈNE III
Pâris. – Page, donne-moi ta torche. Éloigne-toi et tiens-toi à l'écart… Mais, non, éteins-la, car je ne veux pas être vu. Va te coucher sous ces ifs là-bas, en appliquant ton oreille contre la terre sonore; aucun pied ne pourra se poser sur le sol du cimetière, tant de fois amolli et foulé par la bêche du fossoyeur sans que tu l'entendes: tu siffleras, pour m'avertir, si tu entends approcher quelqu'un… Donne-moi ces fleurs. Fais ce que je te dis. Va.
Le Page, à part. – J'ai presque peur de rester seul ici dans le cimetière; pourtant je me risque. (Il se retire.)
Pâris. – Douce fleur je sème ces fleurs sur ton lit nuptial, dont le dais, hélas! est fait de poussière et de pierres; je viendrai chaque nuit les arroser d'eau douce, ou, à son défaut, de larmes distillées par des sanglots; oui, je veux célébrer tes funérailles en venant, chaque nuit, joncher ta tombe et pleurer (Lueur d'une torche et bruit de pas au loin. Le page siffle.) Le page m'avertit que quelqu'un approche. Quel est ce pas sacrilège qui erre par ici la nuit et trouble les rites funèbres de mon amour?… Eh quoi! une torche!… Nuit, voile-moi un instant. (Il se cache.)
Entre Roméo, suivi de Balthazar qui porte une torche, une pioche et un levier.
Roméo. – Donne-moi cette pioche et ce croc d'acier. (Remettant un papier au page.) Tiens, prends cette lettre; demain matin, de bonne heure, aie soin de la remettre à mon seigneur et père… Donne-moi la lumière. Sur ta vie, voici mon ordre: quoi que tu voies ou entendes, reste à l'écart et ne m'interromps pas dans mes actes. Si je descends dans cette alcôve de la mort c'est pour contempler les traits de ma dame, mais surtout pour détacher de son doigt inerte un anneau précieux, un anneau que je dois employer à un cher usage. Ainsi, éloigne-toi, va-t'en… Mais si, cédant au soupçon, tu oses revenir pour épier ce que je veux faire, par le ciel, je te déchirerai lambeau par lambeau, et je joncherai de tes membres ce cimetière affamé. Ma résolution est farouche comme le moment: elle est plus terrible et plus inexorable que le tigre à jeun ou la mer rugissante.
Balthazar. – Je m'en vais, monsieur, et je ne vous troublerai pas.
Roméo. – C'est ainsi que tu me prouveras ton dévouement… (Lui jetant sa bourse.) Prends ceci: vis et prospère… Adieu, cher enfant.
Balthazar, à part. – N'importe. Je vais me cacher aux alentours; sa mine m'effraye, et je suis inquiet sur ses intentions. (Il se retire.)
Roméo, prenant le levier et allant au tombeau. – Horrible gueule, matrice de la mort, gorgée de ce que la terre a de plus précieux, je parviendrai bien à ouvrir tes lèvres pourries et à te fourrer de force une nouvelle proie! (Il enfonce la porte du monument.)
Pâris. – C'est ce banni, ce Montague hautain qui a tué le cousin de ma bien-aimée: la belle enfant en est morte de chagrin, à ce qu'on suppose. Il vient ici pour faire quelque infâme outrage aux cadavres: je vais l'arrêter… (Il s'avance.) Suspends ta besogne, impie, vil Montague: la vengeance peut-elle se poursuivre au-delà de la mort? Misérable condamné, je t'arrête. Obéis et viens avec moi; car il faut que tu meures.
Roméo. – Il le faut en effet, et c'est pour cela que je suis venu ici… Bon jeune homme, ne tente pas un désespéré, sauve-toi d'ici et laisse-moi… (Montrant les tombeaux.) Songe à tous ces morts, et recule épouvanté… Je t'en supplie, jeune homme, ne charge pas ma tête d'un péché nouveau en me poussant à la fureur. Oh! va-t'en. Par le ciel, je t'aime plus que moi-même, car c'est contre moi-même que je viens ici armé. Ne reste pas, va-t'en; vis, et dis plus tard que la pitié d'un furieux t'a forcé de fuir.
Pâris, l'épée à la main. – Je brave ta commisération, et je t'arrête ici comme félon.
Roméo. – Tu veux donc me provoquer? Eh bien, à toi, enfant. (Ils se battent.)
Le Page. – Ô ciel! ils se battent: je vais appeler le guet. (Il sort en courant.)
Pâris, tombant. – Oh! je suis tué!… Si tu es généreux, ouvre le tombeau et dépose-moi près de Juliette. (Il expire.)
Roméo. – Sur ma foi, je le ferai. (Se penchant sur le cadavre.) Examinons cette figure: un parent de Mercutio, le noble comte Pâris! Que m'a donc dit mon valet? Mon âme, bouleversée, n'y a pas fait attention… Nous étions à cheval… Il me contait, je crois, que Pâris devait épouser Juliette. M'a-t-il dit cela, ou l'ai-je rêvé? Ou, en l'entendant parler de Juliette, ai-je eu la folie de m'imaginer cela? (Prenant le cadavre par le bras.) Oh! donne-moi ta main, toi que l'âpre adversité a inscrit comme moi sur son livre! Je vais t'ensevelir dans un tombeau triomphal… Un tombeau? Oh! non, jeune victime, c'est un Louvre splendide, car Juliette y repose, et sa beauté fait de ce caveau une salle de fête illuminée. (Il dépose Pâris dans le monument.) Mort, repose ici, enterré par un mort. Que de fois les hommes à l'agonie ont eu un accès de joie, un éclair avant la mort, comme disent ceux qui les soignent… Ah! comment comparer ceci à un éclair? (Contemplant le corps de Juliette.) Mon amour! ma femme! La mort qui a sucé le miel de ton haleine n'a pas encore eu de pouvoir sur ta beauté: elle ne t'a pas conquise; la flamme de la beauté est encore toute cramoisie sur tes lèvres et sur tes joues, et le pâle drapeau de la mort n'est pas encore déployé là… (Allant à un autre cercueil.) Tybalt! te voilà donc couché dans ton linceul sanglant! Oh! que puis-je faire de plus pour toi? De cette même main qui faucha ta jeunesse, je vais abattre celle de ton ennemi. Pardonne-moi, cousin. (Revenant sur ses pas.) Ah! chère Juliette, pourquoi es-tu si belle encore? Dois-je croire que le spectre de la Mort est amoureux et que l'affreux monstre décharné te garde ici dans les ténèbres pour te posséder?… Horreur! Je veux rester près de toi, et ne plus sortir de ce sinistre palais de la nuit; ici, ici, je veux rester avec ta chambrière, la vermine! Oh! c'est ici que je veux fixer mon éternelle demeure et soustraire au joug des étoiles ennemies cette chair lasse du monde… (tenant le corps embrassé.) Un dernier regard, mes yeux! Bras, une dernière étreinte! Et vous, lèvres, vous, portes de l'haleine, scellez par un baiser légitime un pacte indéfini avec le sépulcre accapareur! (Saisissant la fiole.) Viens, amer conducteur, viens, âcre guide. Pilote désespéré, vite! lance sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente! À ma bien-aimée! (Il boit le poison.) Oh! l'apothicaire ne m'a pas trompé: ses drogues sont actives… Je meurs ainsi… sur un baiser! (Il expire en embrassant Juliette.)