IV ALI-RODOLPHE, OU LE TURC PAR NECESSITE

Frappe d'ostracisme par un proprietaire inhospitalier, Rodolphe vivait depuis quelque temps plus errant que les nuages, et perfectionnait de son mieux l'art de se coucher sans souper, ou de souper sans se coucher; son cuisinier l'appelait le hasard, et il logeait frequemment a l'auberge de la Belle-Etoile.

Il y avait pourtant deux choses qui n'abandonnaient point Rodolphe au milieu de ces penibles traverses, c'etait sa bonne humeur, et le manuscrit du Vengeur , drame qui avait fait des stations dans tous les lieux dramatiques de Paris.

Un jour, Rodolphe, conduit au violon pour cause de choregraphie trop macabre, se trouva nez a nez avec un oncle a lui, le sieur Monetti, poelier-fumiste, sergent de la garde nationale, et que Rodolphe n'avait pas vu depuis une eternite.

Touche des malheurs de son neveu, l'oncle Monetti promit d'ameliorer sa position, et nous allons voir comme, si le lecteur ne s'effraye pas d'une ascension de six etages.

Donc prenons la rampe et montons. Ouf! Cent vingt-cinq marches. Nous voici arrives. Un pas de plus nous sommes dans la chambre, un autre nous n'y serions plus, c'est petit, mais c'est haut; au reste, bon air et belle vue.

Le mobilier se compose de plusieurs cheminees a la prussienne, de deux poeles, de fourneaux economiques, quand on n'y fait pas de feu surtout, d'une douzaine de tuyaux en terre rouge ou en tole, et d'une foule d'appareils de chauffage; citons encore, pour clore l'inventaire, un hamac suspendu a deux clous fiches dans la muraille, une chaise de jardin amputee d'une jambe, un chandelier orne de sa bobeche, et divers autres objets d'art et de fantaisie.

Quant a la seconde piece, le balcon, deux cypres nains, mis en pots, la transforment en parc pour la belle saison.

Au moment ou nous entrons, l'hote du lieu, jeune homme habille en turc d'opera-comique, acheve un repas dans lequel il viole effrontement la loi du prophete, ainsi que l'indique la presence d'un ex-jambonneau et d'une bouteille ci-devant pleine de vin. Son repas termine, le jeune turc s'etendit a l'orientale sur le carreau, et se mit a fumer nonchalamment un narguille marque J G. Tout en s'abandonnant a la beatitude asiatique, il passait de temps en temps sa main sur le dos d'un magnifique chien de Terre-Neuve, qui aurait sans doute repondu a ses caresses s'il n'eut aussi ete en terre cuite.

Tout a coup un bruit de pas se fit entendre dans le corridor, et la porte de la chambre s'ouvrit, donnant entree a un personnage qui, sans mot dire, alla droit a l'un des poeles servant de secretaire, ouvrit la porte du four et en tira un rouleau de papiers qu'il considera avec attention.

– Comment, s'ecria le nouveau venu avec un fort accent piemontais, tu n'as pas acheve encore le chapitre des Ventouses?

– Permettez, mon oncle, repondit le turc, le chapitre des ventouses est un des plus interessants de votre ouvrage, et demande a etre etudie avec soin. Je l'etudie.

– Mais, malheureux, tu me dis toujours la meme chose. Et mon chapitre des caloriferes, ou en est-il?

– Le calorifere va bien. Mais, a propos, mon oncle, si vous pouviez me donner un peu de bois, cela ne me ferait pas de peine. C'est une petite Siberie ici. J'ai tellement froid, que je ferais tomber le thermometre au-dessous de zero, rien qu'en le regardant.

– Comment, tu as deja consume un fagot?

– Permettez, mon oncle, il y a fagots et fagots, et le votre etait bien petit.

– Je t'enverrai une buche economique. Ca garde la chaleur.

– C'est precisement pourquoi ca n'en donne pas.

– Eh bien! dit le piemontais en se retirant, je te ferai monter un petit cotret. Mais je veux mon chapitre des caloriferes pour demain.

– Quand j'aurai du feu, ca m'inspirera, dit le turc, qu'on venait de renfermer a double tour. Si nous faisions une tragedie, ce serait ici le moment de faire apparaitre le confident. Il s'appellerait Noureddin ou Osman, et d'un air a la fois discret et protecteur il s'avancerait aupres de notre heros, et lui tirerait adroitement les vers du nez a l'aide de ceux-ci:

Quel funeste chagrin vous occupe, seigneur,

A votre auguste front, pourquoi cette paleur?

Allah se montre-t-il a vos desseins contraire?

Ou le farouche Ali, par un ordre severe,

A-t-il sur d'autres bords, en apprenant vos v?ux,

Eloigne la beaute qui sut charmer vos yeux?

Mais nous ne faisons pas de tragedie, et, malgre le besoin que nous avons d'un confident, il faut nous en passer.

Notre heros n'est point ce qu'il parait etre, le turban ne fait pas le turc. Ce jeune homme est notre ami Rodolphe recueilli par son oncle, pour lequel il redige actuellement un manuel du Parfait Fumiste . En effet, M. Monetti, passionne pour son art, avait consacre ses jours a la fumisterie. Ce digne piemontais avait arrange pour son usage une maxime faisant a peu pres pendant a celle de Ciceron, et dans ses beaux moments d'enthousiasme, il s'ecriait: Nascuntur poe… liers . Un jour, pour l'utilite des races futures, il avait songe a formuler un code theorique des principes d'un art dans la pratique duquel il excellait, et il avait, comme nous l'avons vu, choisi son neveu pour encadrer le fond de ses idees dans la forme qui put les faire comprendre. Rodolphe etait nourri, couche, loge, etc… et devait, a l'achevement du Manuel , recevoir une gratification de cent ecus.

Dans les premiers jours, pour encourager son neveu au travail, Monetti lui avait genereusement fait une avance de cinquante francs. Mais Rodolphe, qui n'avait point vu une pareille somme depuis pres d'un an, etait sorti a moitie fou, accompagne de ses ecus, et il resta trois jours dehors: le quatrieme il rentrait, seul!

Monetti, qui avait hate de voir achever son manuel , car il comptait obtenir un brevet, craignait de nouvelles escapades de son neveu; et pour le forcer a travailler, en l'empechant de sortir, il lui enleva ses vetements et lui laissa en place le deguisement sous lequel nous l'avons vu tout a l'heure.

Cependant, le fameux Manuel n'en allait pas moins piano, piano, Rodolphe manquant absolument des cordes necessaires a ce genre de litterature. L'oncle se vengeait de cette indifference paresseuse en matiere de cheminees, en faisant subir a son neveu une foule de miseres. Tantot il lui abregeait ses repas, et souvent il le privait de tabac a fumer.

Un dimanche, apres avoir peniblement sue sang et encre sur le fameux chapitre des ventouses, Rodolphe brisa sa plume qui lui brulait les doigts, et s'en alla se promener dans son parc.

Comme pour le narguer et exciter encore son envie, il ne pouvait hasarder un seul regard autour de lui sans apercevoir a toutes les fenetres une figure de fumeur.

Au balcon dore d'une maison neuve, un lion en robe de chambre machait entre ses dents le panatellas aristocratique. Un etage au-dessus, un artiste chassait devant lui le brouillard odorant d'un tabac levantin qui brulait dans une pipe a bouquin d'ambre. A la fenetre d'un estaminet, un gros allemand faisait mousser la biere et repoussait avec une precision mecanique les nuages opaques s'echappant d'une pipe de cudmer. D'un autre cote, des groupes d'ouvriers se rendant aux barrieres passaient en chantant, le brule-gueule aux dents. Enfin, tous les autres pietons qui emplissaient la rue fumaient.

– Helas! disait Rodolphe avec envie, excepte moi et les cheminees de mon oncle, tout le monde fume a cette heure dans la creation.

Et Rodolphe, le front appuye sur la barre du balcon, songea combien la vie etait amere.

Tout a coup un eclat de rire sonore et prolonge se fit entendre au-dessous de lui. Rodolphe se pencha un peu en avant pour voir d'ou sortait cette fusee de folle joie, et il s'apercut qu'il avait ete apercu par la locataire occupant l'etage inferieur: Mademoiselle Sidonie, jeune premiere au theatre du Luxembourg.

Mademoiselle Sidonie s'avanca sur sa terrasse en roulant entre ses doigts, avec une habilete castillane, un petit papier gonfle d'un tabac blond qu'elle tirait d'un sac en velours brode.

– Oh! La belle tabatiere, murmura Rodolphe avec une admiration contemplative.

– Quel est cet Ali-Baba ? pensait de son cote Mademoiselle Sidonie.

Et elle rumina tout bas un pretexte pour engager la conversation avec Rodolphe, qui, de son cote, cherchait a en faire autant.

– Ah! Mon Dieu! s'ecria Mademoiselle Sidonie, comme si elle se parlait a elle-meme; Dieu! Que c'est ennuyeux! Je n'ai pas d'allumettes.

– Mademoiselle, voulez-vous me permettre de vous en offrir? dit Rodolphe en laissant tomber sur le balcon deux ou trois allumettes chimiques roulees dans du papier.

– Mille remerciements, repondit Sidonie en allumant sa cigarette.

– Mon Dieu, mademoiselle… continua Rodolphe, en echange du leger service que mon bon ange m'a permis de vous rendre, oserais-je vous demander?…

– Comment! Il demande deja! Pensa Sidonie en regardant Rodolphe avec plus d'attention. Ah! dit-elle, ces turcs! On les dit volages, mais bien agreables. Parlez, monsieur, fit-elle ensuite en relevant la tete vers Rodolphe: que desirez-vous?

– Mon Dieu, mademoiselle, je vous demanderai la charite d'un peu de tabac; il y a deux jours que je n'ai fume. Une pipe seulement…

– Avec plaisir, monsieur… mais comment faire? Veuillez prendre la peine de descendre un etage.

– Helas! Cela ne m'est point possible… je suis enferme; mais il me reste la liberte d'employer un moyen tres-simple, dit Rodolphe.

Et il attacha sa pipe a une ficelle, et la laissa glisser jusqu'a la terrasse, ou Mademoiselle Sidonie la bourra elle-meme avec abondance. Rodolphe proceda ensuite, avec lenteur et circonspection, a l'ascension de sa pipe, qui lui arriva sans encombre.

– Ah! mademoiselle, dit-il a Sidonie, combien cette pipe m'eut semble meilleure si j'avais pu l'allumer au feu de vos yeux!

Cette agreable plaisanterie en etait au moins a la centieme edition, mais Mademoiselle Sidonie ne la trouva pas moins superbe.

– Vous me flattez! Crut-elle devoir repondre.

– Ah! mademoiselle, je vous assure que vous me paraissez belle comme les trois Graces.

– Decidement, Ali-Baba est bien galant, pensa Sidonie… Est-ce que vous etes vraiment turc? demanda-t-elle a Rodolphe.

– Point par vocation, repondit-il, mais par necessite; je suis auteur dramatique, madame.