VIII CE QUE COUTE UNE PIECE DE CINQ FRANCS
Un samedi soir, dans le temps ou il n'etait pas encore en menage avec Mademoiselle Mimi, qu'on verra paraitre bientot, Rodolphe fit connaissance, a sa table d'hote, d'une marchande a la toilette en chambre, appelee Mademoiselle Laure. Ayant appris que Rodolphe etait redacteur en chef de l'Echarpe d'Iris et du Castor , journaux de fashion, la modiste, dans l'esperance d'obtenir des reclames pour ses produits, lui fit une foule d'agaceries significatives. A ces provocations, Rodolphe avait repondu par un feu d'artifice de madrigaux a rendre jaloux Benserade, Voiture et tous les Ruggieri du style galant; et a la fin du diner, Mademoiselle Laure, ayant appris que Rodolphe etait poete, lui donna clairement a entendre qu'elle n'etait pas eloignee de l'accepter pour son Petrarque. Elle lui accorda meme, sans circonlocution, un rendez-vous pour le lendemain.
– Parbleu! Se disait Rodolphe en reconduisant Mademoiselle Laure, voila certainement une aimable personne. Elle me parait avoir de la grammaire et une garde-robe assez cossue. Je suis tout dispose a la rendre heureuse.
Arrivee a la porte de sa maison, Mademoiselle Laure quitta le bras de Rodolphe en le remerciant de la peine qu'il avait bien voulu prendre en l'accompagnant dans un quartier aussi eloigne.
– Oh! Madame, repondit Rodolphe en s'inclinant jusqu'a terre, j'aurais desire que vous demeurassiez a Moscou ou aux iles de la Sonde, afin d'avoir plus longtemps le plaisir d'etre votre cavalier.
– C'est un peu loin, repondit Laure en minaudant.
– Nous aurions pris par les boulevards, madame, dit Rodolphe. Permettez-moi de vous baiser la main sur la personne de votre joue, continua-t-il en embrassant sa compagne sur les levres, avant que Laure eut pu faire resistance.
– Oh! Monsieur, exclama-t-elle, vous allez trop vite.
– C'est pour arriver plus tot, dit Rodolphe. En amour les premiers relais doivent etre franchis au galop.
– Drole de corps! Pensa la modiste en rentrant chez elle.
– Jolie personne! disait Rodolphe en s'en allant.
Rentre chez lui, il se coucha a la hate, et fit les reves les plus doux. Il se vit ayant a son bras, dans les bals, dans les theatres et aux promenades, Mademoiselle Laure vetue de robes plus splendides que celles ambitionnees par la coquetterie de peau-d'ane.
Le lendemain a onze heures, selon son habitude, Rodolphe se leva. Sa premiere pensee fut pour Mademoiselle Laure.
– C'est une femme tres-bien, murmura-t-il; je suis sur qu'elle a ete elevee a Saint-Denis. Je vais donc enfin connaitre le bonheur d'avoir une maitresse qui ne soit pas grelee. Decidement, je ferai des sacrifices pour elle, je m'en vais toucher mon argent a l'Echarpe d'Iris , j'acheterai des gants et je menerai Laure diner dans un restaurant ou on donne des serviettes. Mon habit n'est pas tres-beau, dit-il en se vetissant; mais, bah! Le noir, ca habille si bien!
Et il sortit pour se rendre au bureau de l'Echarpe d'Iris . En traversant la rue, il rencontra un omnibus sur les panneaux duquel etait collee une affiche ou on lisait:
AUJOURD'HUI DIMANCHE, GRANDES EAUX A VERSAILLES.
Le tonnerre tombant aux pieds de Rodolphe ne lui aurait pas cause une impression plus profonde que la vue de cette affiche.
– Aujourd'hui dimanche! Je l'avais oublie, s'ecria-t-il, je ne pourrai pas trouver d'argent.
Aujourd'hui dimanche!!! Mais tout ce qu'il y a d'ecus a Paris est en route pour Versailles.
Cependant, pousse par un de ces espoirs fabuleux auquel l'homme s'accroche toujours, Rodolphe courut a son journal, comptant qu'un bienheureux hasard y aurait amene le caissier.
M. Boniface etait venu, en effet, un instant, mais il etait reparti immediatement.
– Pour aller a Versailles, dit a Rodolphe le garcon de bureau.
– Allons, dit Rodolphe, c'est fini… mais, voyons, pensa-t-il, mon rendez-vous n'est que pour ce soir. Il est midi, j'ai donc cinq heures pour trouver 5 francs, 20 sous l'heure, comme les chevaux du bois de Boulogne. En route!
Comme il se trouvait dans le quartier ou demeurait un journaliste qu'il appelait le critique influent, Rodolphe songea a faire pres de lui une tentative.
– Je suis sur de le trouver, celui-la, dit-il en montant l'escalier; c'est son jour de feuilleton, il n'y a pas de danger qu'il sorte. Je lui emprunterai cinq francs.
– Tiens! C'est vous, dit l'homme de lettres en voyant Rodolphe, vous arrivez bien; j'ai un petit service a vous demander.
– Comme ca se trouve! Pensa le redacteur de l'Echarpe d'Iris .
– Etiez-vous a l'Odeon, hier?
– Je suis toujours a l'Odeon.
– Vous avez vu la piece nouvelle, alors?
– Qui l'aurait vue? Le public de l'Odeon, c'est moi.
– C'est vrai, dit le critique: vous etes une des cariatides de ce theatre. Le bruit court meme que c'est vous qui en fournissez la subvention. Eh bien! Voila ce que j'ai a vous demander: le compte rendu de la nouvelle piece.
– C'est facile; j'ai une memoire de creancier.
– De qui est-ce, cette piece? demanda le critique a Rodolphe pendant que celui-ci ecrivait.
– C'est d'un monsieur.
– Ca ne doit pas etre fort.
– Moins fort qu'un turc, assurement.
– Alors, ca n'est pas robuste. Les turcs, voyez-vous, ont une reputation usurpee de force, ils ne pourraient pas etre savoyards.
– Qu'est-ce qui les en empecherait?
– Parce que tous les savoyards sont auvergnats, et que les auvergnats sont commissionnaires. Et puis, il n'y a plus de turcs, sinon aux bals masques des barrieres et aux Champs-Elysees, ou ils vendent des dattes. Le turc est un prejuge. J'ai un de mes amis qui connait l'orient, il m'a assure que tous les nationaux etaient venus au monde dans la rue Coquenard.
– C'est joli, ce que vous dites-la, dit Rodolphe.
– Vous trouvez? fit le critique. Je vais mettre ca dans mon feuilleton.
– Voila mon analyse; c'est carrement fait, reprit Rodolphe.
– Oui, mais c'est court.
– En mettant des tirets, et en developpant votre opinion critique, ca prendra de la place.
– Je n'ai guere le temps, mon cher, et puis mon opinion critique ne prend pas assez de place.
– Vous mettrez un adjectif tous les trois mots.
– Est-ce que vous ne pourriez pas me faufiler a votre analyse une petite ou plutot une longue appreciation de la piece, hein? demanda le critique.
– Dame, dit Rodolphe, j'ai bien mes idees sur la tragedie, mais je vous previens que je les ai imprimees trois fois dans le Castor , et l'Echarpe d'Iris .
– C'est egal, combien ca fait-il de lignes, vos idees?
– Quarante lignes.
– Fichtre! Vous avez de grandes idees, vous! Eh bien, pretez-moi donc vos quarante lignes.
– Bon! Pensa Rodolphe, si je lui fais pour vingt francs de copie , il ne pourra pas me refuser cinq francs. Je dois vous prevenir, dit-il au critique, que mes idees ne sont pas absolument neuves. Elles sont un peu rapees, au coude. Avant de les imprimer, je les ai hurlees dans tous les cafes de Paris, il n'y a pas un garcon qui ne les sache par c?ur.
– Oh! queque ca me fait!… Vous ne me connaissez donc pas! Est-ce qu'il y a quelque chose de neuf au monde? Excepte la vertu.
– Voila, dit Rodolphe quand il eut acheve.
– Foudre et tempete! Il manque encore deux colonnes… Avec quoi combler cet abime? s'ecria le critique. Tandis que vous y etes, fournissez-moi donc quelques paradoxes!
– Je n'en ai pas sur moi, dit Rodolphe: mais je puis vous en preter quelques-uns; seulement, ils ne sont pas de moi; je les ai achetes 50 centimes a un de mes amis qui etait dans la misere. Ils n'ont encore que peu servi.
– Tres-bien! dit le critique.
– Ah! fit Rodolphe en se mettant de nouveau a ecrire, je vais certainement lui demander dix francs; en ce temps-ci, les paradoxes sont aussi chers que les perdreaux. Et il ecrivit une trentaine de lignes ou on remarquait des balivernes sur les pianos, les poissons rouges, l'ecole du bon sens et le vin du Rhin, qui etait appele un vin de toilette.
– C'est tres-joli, dit le critique; faites-moi donc l'amitie d'ajouter que le bagne est l'endroit du monde ou on trouve le plus d'honnetes gens.
– Tiens, pourquoi ca?
– Pour faire deux lignes. Bon, voila qui est fait, dit le critique influent, en appelant son domestique pour qu'il portat son feuilleton a l'imprimerie.
– Et maintenant, dit Rodolphe, poussons-lui la botte! Et il articula gravement sa demande.
– Ah! Mon cher, dit le critique, je n'ai pas un sou ici. Lolotte me ruine en pommade, et tout a l'heure elle m'a devalise jusqu'a mon dernier as pour aller a Versailles, voir les Nereides et les monstres d'airain vomir des jets liquides.
– A Versailles! Ah ca! Mais, dit Rodolphe, c'est donc une epidemie?
– Mais pourquoi avez-vous besoin d'argent?
– Voila le poeme, reprit Rodolphe. J'ai ce soir, a cinq heures, rendez-vous avec une femme du monde, une personne distinguee, qui ne sort qu'en omnibus. Je voudrais unir ma destinee a la sienne pour quelques jours, et il me parait decent de lui faire gouter les douceurs de la vie. Diner, bal, promenades, etc, etc: il me faut absolument cinq francs; si je ne les trouve pas, la litterature francaise est deshonoree dans ma personne.
– Pourquoi n'emprunteriez-vous pas cette somme a cette dame meme? s'ecria le critique.
– La premiere fois, ce n'est guere possible. Il n'y a que vous qui puissiez me tirer de la.
– Par toutes les momies d'Egypte, je vous jure ma grande parole d'honneur qu'il n'y a pas de quoi acheter une pipe d'un sou ou une virginite. Cependant, j'ai la quelques bouquins que vous pourriez aller laver .
– Aujourd'hui, dimanche, impossible; la mere Mansut, Lebigre, et toutes les piscines des quais et de la rue Saint-Jacques sont fermees. Qu'est-ce que c'est que vos bouquins? Des volumes de poesie, avec le portrait de l'auteur en lunettes? Mais ca ne s'achete pas, ces choses-la.
– A moins qu'on n'y soit condamne par la cour d'assises, dit le critique. Attendez donc, voila encore des romances et des billets de concert. En vous y prenant adroitement, vous pourriez peut-etre en faire de la monnaie.
– J'aimerais mieux autre chose, un pantalon, par exemple.
– Allons! dit le critique, prenez encore ce Bossuet et le platre de M. Odilon Barrot; ma parole d'honneur, c'est le denier de la veuve.