VII LES FLOTS DU PACTOLE
C'etait le 19 mars… et dut-il atteindre l'age avance de M. Raoul-Rochette, qui a vu batir Ninive, Rodolphe n'oubliera jamais cette date, car ce fut ce jour-la meme, jour de Saint-Joseph, a trois heures de relevee, que notre ami sortait de chez un banquier, ou il venait de toucher une somme de cinq cents francs en especes sonnantes et ayant cours.
Le premier usage que Rodolphe fit de cette tranche du Perou, qui venait de tomber dans sa poche, fut de ne point payer ses dettes; attendu qu'il s'etait jure a lui-meme d'aller a l'economie et de ne faire aucun extra. Il avait d'ailleurs a ce sujet des idees extremement arretees, et disait qu'avant de songer au superflu, il fallait s'occuper du necessaire; c'est pourquoi il ne paya point ses creanciers, et acheta une pipe turque, qu'il convoitait depuis longtemps.
Muni de cette emplette, il se dirigea vers la demeure de son ami Marcel, qui le logeait depuis quelque temps. En entrant dans l'atelier de l'artiste, les poches de Rodolphe carillonnaient comme un clocher de village le jour d'une grande fete. En entendant ce bruit inaccoutume, Marcel pensa que c'etait un de ses voisins, grand joueur a la baisse, qui passait en revue ses benefices d'agio, et il murmura:
– Voila encore cet intrigant d'a cote qui recommence ses epigrammes. Si cela doit durer, je donnerai conge. Il n'y a pas moyen de travailler avec un pareil vacarme. Cela donne des idees de quitter l'etat d'artiste pauvre pour se faire quarante voleurs. Et sans se douter le moins du monde que son ami Rodolphe etait metamorphose en Cresus, Marcel se remit a son tableau du Passage de la mer Rouge , qui etait sur le chevalet depuis tantot trois ans.
Rodolphe, qui n'avait pas encore dit un mot, ruminant tout bas une experience qu'il allait faire sur son ami, se disait en lui-meme:
– Nous allons bien rire tout a l'heure; ah! Que ca va donc etre gai, mon Dieu! Et il laissa tomber une piece de cinq francs a terre.
Marcel leva les yeux et regarda Rodolphe, qui etait serieux comme un article de la Revue des deux Mondes.
L'artiste ramassa la piece avec un air tres-satisfait et lui fit un tres-gracieux accueil, car, bien que rapin, il savait vivre et etait fort civil avec les etrangers. Sachant, du reste, que Rodolphe etait sorti pour aller chercher de l'argent, Marcel, voyant que son ami avait reussi dans ses demarches, se borna a en admirer le resultat, sans lui demander a l'aide de quels moyens il avait ete obtenu.
Il se remit donc sans mot dire a son travail, et acheva de noyer un egyptien dans les flots de la mer Rouge. Comme il accomplissait cet homicide, Rodolphe laissa tomber une seconde piece de cinq francs. Et observant la figure que le peintre allait faire, il se mit a rire dans sa barbe, qui est tricolore, comme chacun sait.
Au bruit sonore du metal, Marcel, comme frappe d'une commotion electrique, se leva subitement et s'ecria:
– Comment! Il y a un second couplet?
Une troisieme piece roula sur le carreau puis une autre, puis une autre encore; enfin tout un quadrille d'ecus se mit a danser dans la chambre.
Marcel commencait a donner des signes visibles d'alienation mentale, et Rodolphe riait comme le parterre du theatre-francais a la premiere representation de Jeanne de Flandre . Tout a coup, et sans aucuns menagements, Rodolphe fouilla a pleines mains dans ses poches, et les ecus commencerent un steeple chase fabuleux. C'etait le debordement du Pactole, le bacchanal de Jupiter entrant chez Danae.
Marcel etait immobile, muet, l'?il fixe; l'etonnement amenait a peu pres chez lui une metamorphose pareille a celle dont la curiosite rendit jadis la femme de Lot victime; et comme Rodolphe jetait sur le carreau sa derniere pile de cent francs, l'artiste avait deja tout un cote du corps sale.
Rodolphe, lui, riait toujours. Et aupres de cette orageuse hilarite, les tonnerres d'un orchestre de M. Saxe eussent semble des soupirs d'enfant a la mamelle.
Ebloui, strangule, stupefie par l'emotion, Marcel pensa qu'il revait; et pour chasser le cauchemar qui l'obsedait, il se mordit le doigt jusqu'au sang, ce qui lui procura une douleur atroce au point de le faire crier.
Il s'apercut alors qu'il etait parfaitement eveille; et voyant qu'il foulait l'or a ses pieds, il s'ecria, comme dans les tragedies:
– En croirais-je mes yeux!
Puis il ajouta, en prenant la main de Rodolphe dans la sienne:
– Donne-moi l'explication de ce mystere.
– Si je te l'expliquais, ce n'en serait plus un.
– Mais encore?
– Cet or est le fruit de mes sueurs, dit Rodolphe en ramassant l'argent, qu'il rangea sur une table; puis se reculant de quelques pas, il considera avec respect les cinq cents francs ranges en piles, et il pensait en lui-meme:
– C'est donc maintenant que je vais realiser mes reves?
– Il ne doit pas y avoir loin de six mille francs, disait Marcel en contemplant les ecus qui tremblaient sur la table. J'ai une idee. Je vais charger Rodolphe d'acheter mon Passage de la mer Rouge . Tout a coup Rodolphe prit une pose theatrale, et, avec une grande solennite dans le geste et dans la voix, il dit a l'artiste:
– Ecoute-moi, Marcel, la fortune que j'ai fait briller a tes regards n'est point le resultat de viles man?uvres, je n'ai point trafique de ma plume, je suis riche mais honnete; cet or m'a ete donne par une main genereuse, et j'ai fait serment de l'utiliser a acquerir par le travail une position serieuse pour l'homme vertueux. Le travail est le plus saint des devoirs.
– Et le cheval le plus noble des animaux, dit Marcel en interrompant Rodolphe. Ah ca! ajouta-t-il, que signifie ce discours, et d'ou tires-tu cette prose? Des carrieres de l'ecole du bon sens, sans doute?
– Ne m'interromps point et fais treve a tes railleries, dit Rodolphe, elles s'emousseraient d'ailleurs sur la cuirasse d'une invulnerable volonte dont je suis revetu desormais.
– Voyons, assez de prologue comme cela. Ou veux-tu en venir?
– Voici quels sont mes projets. A l'abri des embarras materiels de la vie, je vais travailler serieusement; j'acheverai ma grande machine , et je me poserai carrement dans l'opinion. D'abord, je renonce a la boheme, je m'habille comme tout le monde, j'aurai un habit noir et j'irai dans les salons. Si tu veux marcher dans ma voie, nous continuerons a demeurer ensemble, mais il faudra adopter mon programme. La plus stricte economie presidera a notre existence. En sachant nous arranger, nous avons devant nous trois mois de travail assure sans aucune preoccupation. Mais il faut de l'economie.
– Mon ami, dit Marcel, l'economie est une science qui est seulement a la portee des riches, ce qui fait que toi et moi nous en ignorons les premiers elements. Cependant, en faisant une avance de fonds de six francs, nous acheterons les ?uvres de M Jean-Baptiste Say, qui est un economiste tres-distingue, et il nous enseignera peut-etre la maniere de pratiquer cet art… Tiens, tu as une pipe turque, toi?
– Oui, dit Rodolphe, je l'ai achetee vingt-cinq francs.
– Comment! Tu mets vingt-cinq francs a une pipe… et tu parles d'economie?…
– Et ceci en est certainement une, repondit Rodolphe: je cassais tous les jours une pipe de deux sous; a la fin de l'annee, cela constituait une depense bien plus forte que celle que je viens de faire… C'est donc en realite une economie.
– Au fait, dit Marcel, tu as raison, je n'aurais pas trouve celle-la.
En ce moment, une horloge voisine sonna six heures.
– Dinons vite, dit Rodolphe, je veux des ce soir me mettre en route. Mais, a propos de diner, je fais une reflexion: nous perdons tous les jours un temps precieux a faire notre cuisine; or, le temps est la richesse du travailleur, il faut donc en etre econome. A compter d'aujourd'hui nous prendrons nos repas en ville.
– Oui, dit Marcel, il y a a vingt pas d'ici un excellent restaurant; il est un peu cher, mais comme il est notre voisin, la course sera moins longue, et nous nous rattraperons sur le gain de temps.
– Nous irons aujourd'hui, dit Rodolphe; mais demain ou apres, nous aviserons a adopter une mesure encore plus economique… Au lieu d'aller au restaurant, nous prendrons une cuisiniere.
– Non, non, interrompit Marcel, nous prendrons plutot un domestique qui sera en meme temps notre cuisinier. Vois un peu les immenses avantages qui en resulteront. D'abord, notre menage sera toujours fait: il cirera nos bottes, il lavera mes pinceaux, il fera nos commissions; je tacherai meme de lui inculquer le gout des beaux-arts, et j'en ferai mon rapin. De cette facon, a nous deux nous economiserons au moins six heures par jour en soins et en occupations qui seraient d'autant nuisibles a notre travail.
– Ah! fit Rodolphe, j'ai une autre idee, moi… mais allons diner.
Cinq minutes apres, les deux amis etaient installes dans un des cabinets du restaurant voisin, et continuaient a deviser d'economie.
– Voici quelle est mon idee: si, au lieu de prendre un domestique, nous prenions une maitresse? Hasarda Rodolphe.
– Une maitresse pour deux! fit Marcel avec effroi, ce serait l'avarice portee jusqu'a la prodigalite, et nous depenserions nos economies a acheter des couteaux pour nous egorger l'un l'autre. Je prefere le domestique; d'abord, cela donne de la consideration.
– En effet, dit Rodolphe, nous nous procurerons un garcon intelligent; et s'il a quelque teinture d'orthographe, je lui apprendrai a rediger.
Ca lui sera une ressource pour ses vieux jours, dit Marcel en additionnant la carte qui se montait a quinze francs. Tiens, c'est assez cher. Habituellement, nous dinions pour trente sous a nous deux.
– Oui, reprit Rodolphe, mais nous dinions mal, et nous etions obliges de souper le soir. A tout prendre, c'est donc une economie.
– Tu es comme le plus fort, murmura l'artiste vaincu par ce raisonnement, tu as toujours raison. Est-ce que nous travaillons ce soir?
– Ma foi, non. Moi, je vais aller voir mon oncle, dit Rodolphe; c'est un brave homme, je lui apprendrai ma nouvelle position, et il me donnera de bons conseils. Et toi, ou vas-tu, Marcel?
– Moi, je vais aller chez le vieux Medicis pour lui demander s'il n'a pas de restaurations de tableaux a me confier. A propos, donne-moi donc cinq francs.
– Pourquoi faire?
– Pour passer le pont des Arts.
– Ah! Ceci est une depense inutile, et, quoique peu considerable, elle s'eloigne de notre principe.