– J'ai tort, en effet, dit Marcel, je passerai par le pont neuf… mais je prendrai un cabriolet.
Et les deux amis se quitterent en prenant chacun un chemin different, qui, par un singulier hasard, les conduisit tous deux au meme endroit, ou ils se retrouverent.
– Tiens, tu n'as donc pas trouve ton oncle? demanda Marcel.
– Tu n'as donc point vu Medicis? demanda Rodolphe. Et ils eclaterent de rire.
Cependant ils rentrerent chez eux de tres-bonne heure… le lendemain.
Deux jours apres, Rodolphe et Marcel etaient completement metamorphoses. Habilles tous deux comme des maries de premiere classe, ils etaient si beaux, si reluisants, si elegants, que, lorsqu'ils se rencontraient dans la rue, ils hesitaient a se reconnaitre l'un l'autre.
Leur systeme d'economie etait, du reste, en pleine vigueur, mais l'organisation du travail avait bien de la peine a se realiser. Ils avaient pris un domestique. C'etait un grand garcon de trente-quatre ans, d'origine suisse, et d'une intelligence qui rappelait celle de Jocrisse. Du reste, il n'etait pas ne pour etre domestique; et si un de ses maitres lui confiait quelque paquet un peu apparent a porter, Baptiste rougissait avec indignation, et faisait faire la course par un commissionnaire. Cependant Baptiste avait des qualites; ainsi, quand on lui donnait un lievre, il en faisait un civet au besoin. En outre, comme il avait ete distillateur avant d'etre valet, il avait conserve un grand amour pour son art, et derobait une grande partie du temps qu'il devait a ses maitres a chercher la composition d'un nouveau vulneraire superieur, auquel il voulait donner son nom; il reussissait aussi dans le brou de noix. Mais ou Baptiste n'avait pas de rival, c'etait dans l'art de fumer les cigares de Marcel et de les allumer avec les manuscrits de Rodolphe.
Un jour Marcel voulut faire poser Baptiste en costume de pharaon, pour son tableau du Passage de la mer Rouge. A cette proposition, Baptiste repondit par un refus absolu et demanda son compte.
– C'est bien, dit Marcel, je vous le reglerai ce soir, votre compte.
Quand Rodolphe rentra, son ami lui declara qu'il fallait renvoyer Baptiste. Il ne nous sert absolument a rien, dit-il.
– Il est vrai, repondit Marcel; c'est un objet d'art vivant.
– Il est bete a faire cuire.
– Il est paresseux.
– Il faut le renvoyer.
– Renvoyons-le.
– Cependant il a bien quelques qualites. Il fait tres-bien le civet.
– Et le brou de noix, donc. Il est le Raphael du brou de noix.
– Oui; mais il n'est bon qu'a cela, et cela ne peut nous suffire. Nous perdons tout notre temps en discussions avec lui.
– Il nous empeche de travailler.
– Il est cause que je ne pourrai pas avoir acheve mon Passage de la mer Rouge pour le salon. Il a refuse de poser pour pharaon.
– Grace a lui, je n'ai point pu achever le travail qu'on m'avait demande. Il n'a pas voulu aller a la bibliotheque chercher les notes dont j'avais besoin.
– Il nous ruine.
– Decidement, nous ne pouvons pas le garder.
– Renvoyons-le… mais alors il faudra le payer.
– Nous le payerons, mais qu'il parte! Donne-moi de l'argent, que je fasse son compte.
– Comment, de l'argent! Mais ce n'est pas moi qui tiens la caisse, c'est toi.
– Du tout, c'est toi. Tu t'es charge de l'intendance generale, dit Rodolphe.
– Mais je t'assure que je n'ai pas d'argent! Exclama Marcel.
– Est-ce qu'il n'y en aurait deja plus? C'est impossible! On ne peut pas depenser 500 fr en huit jours, surtout quand on vit, comme nous l'avons fait, avec l'economie la plus absolue, et qu'on se borne au strict necessaire. (C'est au strict superflu qu'il aurait du dire.) il faut verifier les comptes, reprit Rodolphe; nous retrouverons l'erreur.
– Oui, dit Marcel; mais nous ne retrouverons pas l'argent. C'est egal, consultons les livres de depense.
Voici le specimen de cette comptabilite, qui avait ete commencee sous les auspices de la sainte economie:
– De 19 mars. En recette, 500 fr. En depense: une pipe turque, 25 fr; diner, 15 fr; depenses diverses, 40 fr.
– Qu'est-ce que c'est que ces depenses-la? dit Rodolphe a Marcel qui lisait.
– Tu sais bien, repondit celui-ci, c'est le soir ou nous ne sommes rentres chez nous que le matin. Du reste, cela nous a economise du bois et de la bougie.
– Apres? Continue.
– Du 20 mars. Dejeuner, 1 fr 50 c; tabac, 20 c; diner, 2 fr; un lorgnon, 2 fr 50 c. Oh! dit Marcel, c'est pour ton compte le lorgnon! Qu'avais-tu besoin d'un lorgnon? Tu y vois parfaitement…
– Tu sais bien que j'avais a faire un compte rendu du salon dans l'Echarpe d'Iris ; il est impossible de faire de la critique de peinture sans lorgnon; c'etait une depense legitime. Apres?…
– Une canne en jonc…
– Ah! ca, c'est pour ton compte, fit Rodolphe, tu n'avais pas besoin de canne.
– C'est tout ce qu'on a depense le 20, fit Marcel sans repondre. Le 21, nous avons dejeune en ville, et dine aussi, et soupe aussi.
– Nous n'avons pas du depenser beaucoup ce jour-la?
– En effet, fort peu… a peine 30 fr.
– Mais a quoi donc, alors?
– Je ne sais plus, dit Marcel; mais c'est marque sous la rubrique depenses diverses.
– Un titre vague et perfide! interrompit Rodolphe.
– Le 22. C 'est le jour d'entree de Baptiste; nous lui avons donne un a-compte de 5 fr sur ses appointements; pour l'orgue de barbarie, 50 c; pour le rachat de quatre petits enfants chinois condamnes a etre jetes dans le fleuve Jaune, par des parents d'une barbarie incroyable, 2 fr 40 c.
– Ah ca! dit Rodolphe, explique-moi un peu la contradiction qu'on remarque dans cet article. Si tu donnes aux orgues de barbarie, pourquoi insultes-tu les parents barbares? Et d'ailleurs quelle necessite de racheter des petits chinois? S'ils avaient ete a l'eau-de-vie, seulement.
– Je suis ne genereux, repliqua Marcel, va, continue; jusqu'a present on ne s'est que tres-peu eloigne du principe de l'economie.
– Du 23, il n'y a rien de marque. Du 24, idem. Voila deux bons jours. Du 25, donne a Baptiste, a-compte sur ses appointements, 3 fr.
– Il me semble qu'on lui donne bien souvent de l'argent, fit Marcel en maniere de reflexion.
– On lui devra moins, repondit Rodolphe. Continue.
– Du 26 mars, depenses diverses et utiles au point de vue de l'art, 36 fr 40 c.
– Qu'est-ce qu'on peut donc avoir achete de si utile? dit Rodolphe; je ne me souviens pas, moi. 36 fr 40 c, qu'est-ce que ca peut donc etre?
– Comment! Tu ne te souviens pas?… C'est le jour ou nous sommes montes sur les tours notre-dame pour voir Paris a vol d'oiseau…
– Mais ca coute huit sous pour monter aux tours, dit Rodolphe.
– Oui, mais en descendant nous avons ete diner a Saint-Germain.
– Cette redaction peche par la limpidite.
– Du 27, il n'y a rien de marque.
– Bon! Voila de l'economie.
– Du 28, donne a Baptiste, a-compte sur ses gages, 6 fr.
– Ah! Cette fois, je suis sur que nous ne devons plus rien a Baptiste. Il se pourrait meme qu'il nous dut… il faudra voir.
– Du 29. Tiens, on n'a pas marque le 29; la depense est remplacee par un commencement d'article de m?urs.
– Le 30. Ah! Nous avions du monde a diner; forte depense, 30 fr 55 c. Le 31, c'est aujourd'hui, nous n'avons encore rien depense. Tu vois, dit Marcel en achevant, que les comptes ont ete tenus tres-exactement. Le total ne fait pas 500 fr.
– Alors, il doit rester de l'argent en caisse.
– On peut voir, dit Marcel en ouvrant un tiroir. Non, dit-il, il n'y a plus rien. Il n'y a qu'une araignee.
– Araignee du matin, chagrin, fit Rodolphe.
– Ou diable a pu passer tant d'argent? reprit Marcel atterre en voyant la caisse vide.
– Parbleu! C'est bien simple, dit Rodolphe, on a tout donne a Baptiste.
– Attends donc! s'ecria Marcel en fouillant dans le tiroir ou il apercut un papier. La quittance du dernier terme! s'ecria-t-il.
– Bah! fit Rodolphe, comment est-elle arrivee la?
– Et acquittee, encore, ajouta Marcel; c'est donc toi qui as paye le proprietaire?
– Moi, allons donc! dit Rodolphe.
– Cependant, que signifie…
– Mais je t'assure…
– «Quel est donc ce mystere?» Chanterent-ils tous deux en ch?ur sur l'air final de la Dame Blanche .
Baptiste, qui aimait la musique, accourut aussitot.
Marcel lui montra la quittance.
– Ah! Oui, fit Baptiste negligemment, j'avais oublie de vous le dire, c'est le proprietaire qui est venu ce matin pendant que vous etiez sortis. Je l'ai paye, pour lui eviter la peine de revenir.
– Ou avez-vous trouve de l'argent?
– Ah! Monsieur, fit Baptiste, je l'ai prise dans le tiroir qui etait ouvert; j'ai meme pense que ces messieurs l'avaient laisse ouvert dans cette intention, et je me suis dit: mes maitres ont oublie de me dire en sortant: «Baptiste, le proprietaire viendra toucher son terme de loyer, il faudra le payer;» et j'ai fait comme si l'on m'avait commande… sans qu'on m'ait commande.
– Baptiste, dit Marcel avec une colere blanche, vous avez outrepasse nos ordres; a compter d'aujourd'hui vous ne faites plus partie de notre maison. Baptiste, rendez votre livree!
Baptiste ota la casquette de toile ciree qui composait sa livree et la rendit a Marcel.
– C'est bien, dit celui-ci: maintenant vous pouvez partir…
– Et mes gages?
– Comment dites-vous, drole? Vous avez recu plus qu'on ne vous devait. Je vous ai donne 14 fr en quinze jours a peine. Qu'est-ce que vous faites de tant d'argent? Vous entretenez donc une danseuse?
– De corde, ajouta Rodolphe.
– Je vais donc rester abandonne, dit le malheureux domestique, sans abri pour garantir ma tete!
– Reprenez votre livree, repondit Marcel emu malgre lui. Et il rendit la casquette a Baptiste.
– C'est pourtant ce malheureux qui a dilapide notre fortune, dit Rodolphe en voyant sortir le pauvre Baptiste. Ou dinerons-nous aujourd'hui?
– Nous le saurons demain, repondit Marcel.