– Ce pauvre Maurice! disait Musette de son cote, il trouve ca un peu violent. Ah! Bah! Il faut former la jeunesse. Puis, son esprit passant subitement a d'autres exercices , elle pensa a Marcel, chez qui elle allait; et, tout en passant en revue les souvenirs que reveillait le nom de son ancien adorateur, elle se demandait par quel miracle on avait mis la nappe chez lui. Elle relut, en marchant, la lettre que l'artiste lui avait ecrite, et ne put s'empecher d'etre un peu attristee. Mais cela ne dura qu'un instant. Musette pensa avec raison que c'etait moins que jamais l'occasion de se desoler, et comme en ce moment un grand vent venait de s'elever, elle s'ecria:
– C'est bien drole, je ne voudrais pas aller chez Marcel, que le vent m'y pousserait.
Et elle continua sa route en pressant le pas, joyeuse comme un oiseau qui revole a son premier nid.
Tout a coup la neige tomba avec abondance. Musette chercha des yeux si elle ne trouverait pas une voiture. Elle n'en rencontra point. Comme elle se trouvait precisement dans la rue ou demeurait son amie Madame Sidonie, celle-la qui lui avait fait parvenir la lettre de Marcel, Musette eut l'idee d'entrer un instant chez cette femme pour attendre que le temps lui permit de continuer sa route.
Quand Musette entra chez Madame Sidonie, elle y trouva une nombreuse compagnie. On y continuait un lansquenet commence depuis trois jours.
– Ne vous derangez pas, dit Musette, je ne fais qu'entrer et sortir.
– Tu as recu la lettre de Marcel? lui dit bas a l'oreille Madame Sidonie.
– Oui, repondit Musette, merci; je vais chez lui; il m'invite a diner. Veux-tu venir avec moi? Tu t'amuseras bien.
– Eh! Non, je ne peux pas, fit Sidonie en montrant la table de jeu, et mon terme?
– Il y a six louis, dit tout haut le banquier qui tenait les cartes.
– J'en fais deux! s'ecria Madame Sidonie.
– Je ne suis pas fier, je pars pour deux, repondit le banquier, qui avait deja passe plusieurs fois. Roi et as. Je suis flambe! continua-t-il en faisant tomber les cartes, tous les rois sont morts…
– On ne parle pas politique, fit un journaliste.
– Et l'as est l'ennemi de ma famille, acheva le banquier, qui retourna encore un roi. Vive le roi! s'ecria-t-il. Ma mie Sidonie, envoyez-moi deux louis.
– Mets-les dans ta memoire, fit Sidonie, furieuse d'avoir perdu.
– Ca fait cinq cents francs que vous me devez, petite, dit le banquier. Vous irez a mille. Je passe la main.
Sidonie et Musette causaient tout bas. La partie continua.
– A peu pres a la meme heure, on se mettait a table chez les bohemes. Pendant tout le repas Marcel parut inquiet. Chaque fois qu'on entendait un bruit de pas dans l'escalier, on le voyait tressaillir.
– Qu'est-ce que tu as? demandait Rodolphe; on dirait que tu attends quelqu'un. Ne sommes-nous pas au complet?
Mais a un certain regard que l'artiste lui lanca, le poete comprit quelle etait la preoccupation de son ami.
– C'est vrai, pensa-t-il en lui-meme, nous ne sommes pas au complet.
Le coup d'?il de Marcel signifiait Musette; le regard de Rodolphe voulait dire Mimi.
– Ca manque de femmes, dit tout a coup Schaunard.
– Sacrebleu! Hurla Colline, vas-tu te taire avec tes reflexions libertines! Il a ete convenu qu'on ne parlerait pas d'amour, ca fait tourner les sauces.
Et les amis recommencerent a boire a plus amples rasades, pendant qu'en dehors la neige tombait toujours, et que dans l'atre le bois flambait clair en tirant des feux d'artifice d'etincelles.
Au moment ou Rodolphe fredonnait tout haut le couplet d'une chanson qu'il venait de trouver au fond de son verre, on frappa plusieurs coups a la porte.
A ce bruit, comme un plongeur qui, frappant du pied le fond de l'eau, remonte a la surface, Marcel, engourdi dans un commencement d'ivresse, se leva precipitamment de sa chaise et courut ouvrir.
Ce n'etait point Musette.
Un monsieur parut sur le seuil. Il tenait a la main un petit papier. Son exterieur paraissait agreable, mais sa robe de chambre etait bien mal faite.
– Je vous trouve en bonne disposition, dit-il en voyant la table, au milieu de laquelle apparaissait le cadavre d'un gigot colossal.
– Le proprietaire! fit Rodolphe, qu'on lui rende les honneurs qui lui sont dus.
Et il se mit a battre aux champs sur son assiette avec son couteau et sa fourchette.
Colline lui offrit sa chaise, et Marcel s'ecria:
– Allons, Schaunard, un verre blanc a monsieur. Vous arrivez parfaitement a propos, dit l'artiste au proprietaire. Nous etions en train de porter un toast a la propriete. Mon ami que voila, Monsieur Colline, disait des choses bien touchantes. Puisque vous voici, il va recommencer pour vous faire honneur. Recommence un peu, Colline.
– Pardon, messieurs, dit le proprietaire, je ne voudrais pas vous deranger.
Et il deploya le petit papier qu'il tenait a la main.
– Quel est cet imprime? demanda Marcel.
Le proprietaire, qui avait promene dans la chambre un regard inquisitorial, apercut l'or et l'argent qui etaient restes sur la cheminee.
– C'est la quittance, dit-il rapidement, j'ai deja eu l'honneur de vous la faire presenter.
– En effet, dit Marcel, ma memoire fidele me rappelle parfaitement ce detail; c'etait meme un vendredi, le 8 octobre, a midi un quart; tres-bien.
– Elle est revetue de ma signature, fit le proprietaire; et si ca ne vous derange pas…
– Monsieur, dit Marcel, je me proposais de vous voir. J'ai longuement a causer avec vous.
– Tout a vos ordres.
– Faites-moi donc le plaisir de vous rafraichir, continua Marcel en l'obligeant a boire un verre de vin. Monsieur, reprit l'artiste, vous m'aviez envoye dernierement un petit papier… avec une image representant une dame qui tient des balances. Le message etait signe Godard.
– C'est mon huissier, dit le proprietaire.
– Il a une bien vilaine ecriture, fit Marcel. Mon ami, qui sait toutes les langues, continua-t-il en designant Colline, mon ami a bien voulu me traduire cette depeche, dont le port coute cinq francs…
– C'etait un conge, fit le proprietaire, mesure de precaution… c'est l'usage.
– Un conge, c'est cela meme, fit Marcel. Je voulais vous voir pour que nous eussions une conference a propos de cet acte, que je desirerais convertir en un bail. Cette maison me plait, l'escalier est propre, la rue est fort gaie, et puis des raisons de famille, mille choses m'attachent a ces murs.
– Mais, dit le proprietaire en deployant de nouveau sa quittance, il y a le dernier terme a liquider.
– Nous le liquiderons, monsieur, telle est bien ma pensee intime.
Cependant le proprietaire ne quittait point des yeux la cheminee ou se trouvait l'argent; et la fixite attractive de ses regards pleins de convoitise etait telle, que les especes semblaient remuer et s'avancer vers lui.
– Je suis heureux d'arriver dans un moment ou, sans que cela vous gene, nous pourrons terminer ce petit compte, dit-il en tendant la quittance a Marcel, qui, ne pouvant parer l'attaque, rompit encore une fois et recommenca avec son creancier la scene de don Juan avec M. Dimanche.
– Vous avez, je crois, des proprietes dans les departements? demanda-t-il.
– Oh! repondit le proprietaire, fort peu; une petite maison en Bourgogne, une ferme, peu de chose, mauvais rapport… les fermiers ne payent pas… Aussi, ajouta-t-il en allongeant toujours sa quittance, cette petite rentree arrive a merveille… C'est soixante francs, comme vous savez.
– Soixante, oui, fit Marcel en se dirigeant vers la cheminee, ou il prit trois pieces d'or. Nous disons soixante, et il posa les trois louis sur la table, a quelque distance du proprietaire.
– Enfin! murmura celui-ci, dont le visage s'eclaircit soudain, et il posa egalement sa quittance sur la table.
Schaunard, Colline et Rodolphe examinaient la scene avec inquietude.
– Parbleu! Monsieur, fit Marcel, puisque vous etes bourguignon, vous ne refuserez pas de dire deux mots a un compatriote.
Et faisant sauter le bouchon d'une bouteille de vieux macon, il en versa un plein verre au proprietaire.
– Ah! parfait, dit celui-ci… Je n'en ai jamais bu de meilleur.
– C'est un de mes oncles que j'ai par la-bas, et qui m'en envoie quelques paniers de temps en temps.
Le proprietaire s'etait leve et allongeait la main vers l'argent place devant lui, quand Marcel l'arreta de nouveau.
– Vous ne refuserez pas de me faire raison encore une fois, dit-il en versant encore a boire et en forcant le creancier a trinquer avec lui et avec les trois autres bohemes.
Le proprietaire n'osa pas refuser. Il but de nouveau, posa son verre, et se disposait encore a prendre l'argent, quand Marcel s'ecria:
– Au fait, monsieur, il me vient une idee. Je me trouve un peu riche en ce moment. Mon oncle de Bourgogne m'a envoye un supplement a ma pension. Je craindrais de dissiper cet argent. Vous savez, la jeunesse est folle… Si cela ne vous contrarie pas, je vous payerai un terme d'avance.
Et, prenant soixante autres francs en ecus, il les ajouta aux louis qui etaient sur la table.
– Je vais alors vous donner une quittance du terme a echoir, dit le proprietaire. J'en ai en blanc dans ma poche, ajouta-t-il en tirant son portefeuille. Je vais la remplir et l'antidater. Mais il est charmant, ce locataire, pensa-t-il tout bas en couvant les cent vingt francs des yeux.
– A cette proposition, les trois bohemes, qui ne comprenaient plus rien a la diplomatie de Marcel, resterent stupefaits.
– Mais cette cheminee fume, cela est fort incommode.
– Que ne m'en avez-vous prevenu? J'aurais fait appeler le fumiste, dit le proprietaire qui ne voulait pas etre en reste de procedes. Demain, je ferai venir les ouvriers. Et ayant termine de remplir la seconde quittance, il la joignit a la premiere, les poussa toutes les deux devant Marcel, et approcha de nouveau sa main de la pile d'argent. Vous ne sauriez croire combien cette somme arrive a point, dit-il. J'ai des memoires a payer pour reparations a mon immeuble… et j'etais fort embarrasse.
– Je regrette de vous avoir fait un peu attendre, fit Marcel.
– Oh! Je n'etais pas en peine… Messieurs… J'ai l'honneur… Et sa main s'allongeait encore…
– Oh! Oh! Permettez, fit Marcel, nous n'avons pas encore fini. Vous savez le proverbe: quand le vin est tire…
Et il emplit de nouveau le verre du proprietaire.