Catherine entendit Garin soupirer. Il s'eloigna vers la porte mais, avant de la franchir, se retourna et dit doucement :
J'oubliais : Monseigneur le Duc vous fait l'honneur de se souvenir de vous avec bonte. Il m'a charge de vous dire qu'il serait heureux de vous rencontrer prochainement...
Ce que sous entendaient les paroles de Garin vint a bout de la resistance de Catherine. On ne pouvait lui faire sentir plus clairement sa lamentable condition de marchandise humaine. Qu'etait-elle, simple fille de la roture, aupres d'une Isabelle de Severac ? On pouvait marchander sa vie, faire commerce de son corps et sa pudeur... Quelle honte, quelle indignite !
Comment deux hommes pouvaient-ils agir ainsi envers une femme innocente ?
Elle tourna vers Garin un visage blanc de colere, des yeux etincelants :
— Je ne rencontrerai pas le duc, gronda-t-elle d'une voix basse et rauque.
Vous et votre maitre pouvez, des maintenant, faire votre deuil des jolis projets que vous avez echafaudes. Libre a vous de n'etre qu'un mari postiche, libre a vous de vous deshonorer et de vous couvrir de ridicule, mais moi qui ne suis pas noble, moi qui ne suis qu'une petite bourgeoise sans importance, je vous defends de trafiquer de moi comme d'une marchandise !...
Brusquement, des larmes jaillirent de ses yeux, inonderent son visage, mais sa fureur ne s'en calmait pas pour autant. Saisissant a pleins bras quelques-uns des tissus jetes autour d'elle, elle les lanca a terre et les pietina rageusement.
— Voila ce que je fais de vos presents ! Je n'ai pas besoin de tissus, pas besoin de robes que je ne porterai pas. On ne me verra plus a la Cour... plus jamais !
Rigide, glacial, Garin assistait sans broncher a l'explosion de colere de Catherine. Il se contenta de hausser les epaules.
Nul ne choisit son destin, ma chere... et le votre, a mon sens, n'est pas si miserable que vous voulez bien le dire.
— C'est votre avis, pas le mien... De quel droit m'avez-vous ete tout ce qui fait le bonheur, la vie reelle d'une femme : l'amour, les enfants...
— Le duc vous offre l'amour...
— Un amour adultere que je refuse. Je ne l'aime pas, moi, et il ne m'aura pas. Quant a vous... allez- vous-en !... sortez d'ici ! Vous voyez bien que je ne veux plus supporter meme votre vue ? Mais allez- vous-en donc ?
Garin ouvrit la bouche pour dire quelque chose, la referma aussitot et, avec un nouveau haussement d'epaules, sortit de la piece dont il ferma la porte derriere lui. Alors, comme si elle n'avait attendu que ce depart pour s'abandonner a son desespoir, Catherine s'abattit a plat ventre sur son lit et se mit a sangloter eperdument. La cascade de dentelles se decrocha du baldaquin et retomba sur elle, l'ensevelissant sous un flot de mousse...
Cette fois, tout etait bien fini, plus rien n'avait de sens dans cette vie stupide qu'on lui avait creee ! Arnaud marie... Arnaud perdu pour elle a tout jamais puisqu'il en aimait une autre, une autre qui etait jeune, belle, digne de lui, une autre qu'il pouvait estimer, dont il serait fier d'avoir des enfants, alors qu'il n'aurait jamais que mepris pour la fille des Legoix, la femme de l'argentier parvenu et complaisant, la creature qu'il avait trouvee dans le lit meme de Philippe ! Catherine se sentait abominablement seule. Elle etait abandonnee au milieu d'un desert sans route tracee et sans etoiles, ne sachant plus de quel cote etait le salut. Il ne lui restait plus rien... pas meme l'epaule de Sara pour y cacher sa tete. Sara qui, comme tous les autres, l'avait delaissee, dedaignee, comme l'avaient dedaignee Arnaud et Garin, comme la delaisserait et l'abandonnerait Philippe lorsqu'il aurait assouvi le desir qu'il avait d'elle.
Les sanglots nerveux dechiraient sa poitrine en passant Les larmes brulaient tellement ses yeux qu'elle ne voyait plus clair... Elle se redressa legerement, se trouva prise sous le reseau de dentelles et les empoigna a deux mains pour les dechirer. Puis elle se leva. La chambre parut tournoyer autour d'elle. Elle s'agrippa a une colonne du lit. C'etait comme le jour ou, chez l'oncle Mathieu, elle avait bu trop de vin doux. Elle avait ete affreusement malade, alors, mais, sur le moment, le vin doux l'avait rendue gaie, tandis que, maintenant, elle etait ivre de desespoir et de douleur... En face d'elle, sur un dressoir, il y avait un coffret en forme de chasse garnie d'emaux bleus et verts. Les mains tendues, elle se lanca vers ce coffret comme vers un secours, le prit sur son c?ur et se laissa tomber a terre. Dans sa poitrine son c?ur battait a se rompre. Ce dernier mouvement qu'elle avait fait avait acheve d'epuiser ses forces. Elle ouvrit le coffret, en tira un petit flacon de cristal enferme dans un etui d'or...
Ce poison, Abou-al-Khayr le lui avait donne quand il etait arrive chez elle, comme un precieux tresor.
— Il tue instantanement, sans aucune douleur, lui avait-il dit. C'est mon chef-d'?uvre et je tiens a t'en offrir car, dans ces temps terribles ou vit l'Occident, toute femme devrait avoir le moyen d'echapper a un sort effrayant qui, a tout instant, peut s'abattre sur elle. Si j'avais une epouse cherie, je lui aurais offert le flacon comme je te l'offre a toi... qui es chere a mon c?ur.
C'etait la premiere et la seule fois que le petit medecin avait fait allusion a ses sentiments pour elle et Catherine en avait ete touchee. Fiere aussi, car elle connaissait les preventions qu'il nourrissait contre les femmes.
Aujourd'hui, grace a l'amitie du medecin maure, elle tenait le moyen d'echapper a un sort dont elle ne voulait plus, a un avenir qui ne l'interessait pas. Elle tira le flacon de sa gaine d'or. Le liquide qu'il contenait etait incolore, transparent comme de l'eau pure. Rapidement, la jeune femme se signa. Son regard alla chercher, au mur, le grand crucifix d'ivoire accroche entre les deux fenetres.
— Pardonnez-moi, mon Dieu... murmura-t-elle.
Puis, elle leva la main pour porter le flacon a ses
levres. Dans un instant tout serait fini. Ses yeux seraient clos, sa memoire eteinte et son c?ur douloureux aurait cesse de battre.
Le goulot de cristal allait toucher ses levres quand le flacon fut arrache de ses mains.
— Ce n'est pas pour t'en servir maintenant que je te l'avais donne, gronda Abou-al-Khayr, que Catherine n'avait pas entendu entrer. Quel danger terrible te menace ?
— Le danger de vivre ! Je n'en peux plus !
— Folle que tu es ! N'as-tu pas tout ce qu'une femme peut desirer ?
— Tout, sauf ce qui est important... sauf l'amour, sauf l'amitie. Arnaud se marie... et Sara m'a abandonnee !
— Tu as mon amitie, meme si elle te semble sans valeur. Tu as une mere, une s?ur, un oncle. Tu es belle, tu es jeune, tu es riche et tu te dis seule au monde, ingrate !
— Qu'est-ce que tout cela, du moment que je l'ai perdu, lui, et pour toujours ?
Abou-al-Khayr, songeur tout a coup, fronca les sourcils, tendit une main a la jeune femme pour l'aider a se relever. Ses yeux rouges, hagards, son visage bouleverse forcaient la pitie.
— Je comprends maintenant pourquoi ton mari m'a envoye vers toi en me disant que tu etais en danger. Viens avec moi. Ou?
— Viens, te dis-je. Nous n'allons pas loin, seulement chez moi.
Le paroxysme de douleur ou elle se debattait depuis le retour de Garin avait brise chez Catherine toute resistance. Elle se laissa emmener comme une enfant, par la main.
La chambre aux griffons avait beaucoup change depuis que le medecin maure en avait pris possession. Le faste de son decor n'etait aucunement amoindri, bien au contraire : une foule de coussins, de tapis, repandus un peu partout, en faisaient une orgie de couleurs. Mais la plupart des meubles avaient disparu. Seule, une grande table basse, tenant tout le milieu, gardait un air occidental. Encore disparaissait-elle sous d'enormes livres, des paquets de plumes d'oie et des godets d'encre. Sur le manteau de la cheminee et sur des etageres, une infinite de fioles, de pots, de cornues, de bocaux s'empilait.