La piece voisine, dans le mur de laquelle Garin avait fait ouvrir une porte pour qu'elle communiquat avec la chambre, etait garnie de la meme facon et tout embaumee par les sacs d'epices et les paquets d'herbes dont Abou-al-Khayr avait toujours une ample provision. Elle contenait, en plus, une sorte de grand fourneau noir sur lequel bouillaient en permanence d'etranges mixtures.

Mais ce n'est pas dans cette piece, ou s'affairaient ses esclaves noirs, que le medecin fit entrer Catherine. Au contraire, il en ferma soigneusement la porte, fit asseoir la jeune femme sur un coussin aupres de la cheminee, et alla jeter une poignee de brindilles sur les braises du feu. Celui-ci se remit a bruler avec de hautes flammes claires. Sur une etagere, il prit une boite d'etain et une paire de ciseaux, puis revint vers la jeune femme qui, les yeux perdus, regardait danser les flammes.

— Permets que je coupe une boucle de ces magnifiques cheveux, dit-il doucement.

Elle lui fit signe, sans repondre, d'agir comme bon lui semblerait. Il coupa, pres de l'oreille gauche, une meche doree, la tint un moment entre ses doigts, le regard tourne vers les solives du plafond, recitant a mi-voix des paroles incomprehensibles. Intriguee, malgre elle, Catherine le regardait faire...

Soudain, il jeta la meche dans le feu, ajouta une pincee de poudre prise dans la boite d'etain. Etendant les mains vers les langues de feu qui montaient maintenant, plus hautes et plus ardentes, avec un reflet d'un bleu-vert magnifique, il prononca une sorte de conjuration puis se pencha, fixant les flammes avec intensite. On n'entendait plus, dans la grande piece calfeutree, que le crepitement du brasier... La voix d'Abou-al-Khayr s'eleva, prophetique, toute differente de ce qu'elle etait d'habitude :

— L'esprit de Zoroastre, maitre du passe et de l'avenir, me parle par les voix du feu, son divin conducteur. Ton destin, o jeune femme, est de traverser la nuit pour aller vers le soleil, comme fait la terre notre mere. Mais la nuit est profonde et le soleil encore lointain. Pour l'atteindre — car tu l'atteindras — il te faudra plus de courage que tu n'en as encore jamais deploye. Je vois des difficultes, du sang... beaucoup de sang. Les morts jalonnent ton chemin comme les autels du feu jalonnent la montagne de Perse. Les amours aussi... mais tu passes, tu passes toujours. Tu pourras etre presque reine, mais tu devras tout rejeter si tu veux vraiment saisir le bonheur...

— Catherine toussa. Les fumees sulfureuses qui s'echappaient de la cheminee l'etouffaient a moitie. A mi-voix, impressionnee, elle demanda : Y

a-t-il vraiment un bonheur possible pour moi ?

— Le plus grand, le plus absolu mais... oh ! quelle chose etrange. Ecoute

: tu toucheras enfin a ce bonheur quand tu verras flamber les fagots d'un bucher...

— Un bucher ?...

Abou-al-Khayr perdit son attitude hieratique et raidie. Il essuya, du revers de sa large manche, son front en sueur.

— Je ne peux t'en dire plus. J'ai vu le soleil au-dessus d'une fournaise ou brulait une forme humaine. Tu dois etre patiente et forger toi-meme ton destin. La mort ne t'apporterait que le neant dont tu n'as nul besoin...

Il alla vers la fenetre qu'il ouvrit en grand afin de faire partir l'epaisse fumee de soufre accumulee dans la piece. Catherine se releva et secoua machinalement sa robe froissee. Son visage demeurait tendu, son regard triste.

— Je deteste cette maison et tout ce qu'elle represente.

— Va chez ta mere quelques jours. Tiens, dans cette maison ou les paysans m'avaient apporte comme un paquet ! Le temps des vendanges est venu. Va rejoindre les tiens, ta mere et mon venerable ami Mathieu pour quelques jours.

— Mon mari ne me laissera pas quitter sa maison.

— Seule, peut-etre pas. Mais j'irai avec toi. Il y a longtemps que j'ai envie de voir comment se fait ici la cueillette du raisin. Nous partirons ce soir... mais auparavant tu me rendras ce flacon que je t'ai imprudemment donne.

Catherine hocha la tete et adressa a son etrange ami un pale sourire.

— Inutile ! Je ne m'en servirai plus... Vous avez ma parole ! Mais je tiens a le garder.

Dans l'apres-midi, pendant que Garin s'etait rendu chez Nicolas Rolin, Catherine quitta son hotel avec Abou-al-Khayr apres avoir remis a Tiercelin une lettre pour son mari. Quelques heures plus tard, tous deux arrivaient a Marsannay ou Mathieu et Jacquette les accueillirent chaleureusement.

En fait de coin tranquille pour y guerir un c?ur endolori, Marsannay, durant les vendanges, n'etait pas l'ideal. DuMorvan voisin, garcons et filles etaient descendus par bandes joyeuses pour aider a la recolte, comme a Gevrey, a Nuits, a Meursault, a Beaune et dans tous les villages de la Cote.

Il y en avait partout, couchant dans la paille des granges ou sous tous les auvents, comme le permettait le temps encore doux. Et cela creait un continuel tintamarre de rires, de chants, de plaisanteries plus ou moins grivoises. D'un bout a l'autre de la journee, les vendangeurs ployes sous les hottes debordantes de grappes noires au grain serre chantaient a pleine gorge

:

Aller en vendanges, Pour gagner dix sous,

Coucher sur la paille, Ramasser des poux...

ce qui etait de la fausse mauvaise humeur, car la chanson etait joyeuse. Il y avait, d'ailleurs, toujours a l'arriere-plan la voix gaillarde d'une fille ou d'un garcon pour proclamer :

Le vin est necessaire,

Dieu ne le defend pas,

Il eut fait la vendange amere...

Mais Catherine se tenait resolument a l'ecart de tout ce tohu-bohu quelque peu debraille. Elle demeurait toute la journee dans la chambre haute de ta maison, assise aupres de sa mere, filant comme autrefois ou tissant la toile en laissant, de temps en temps, son regard errer sur l'etendue rousse des vignes. Elle aimait, le matin, regarder se dechirer les echarpes de brume sous les fleches du soleil et, le soir, contempler l'incendie que le couchant allumait sur le vignoble. Celui-ci, lentement, passait de l'or au pourpre a mesure que le temps coulait.

Jacquette Legoix n'avait pose aucune question a sa fille quand elle l'avait vue arriver, palie et les traits tires. Une mere devine toujours la souffrance de son enfant, meme quand cette souffrance est bien cachee. Elle se contentait de dorloter Catherine comme une convalescente et jamais ne lui parlait ni de Garin, qu'elle n'aimait guere, ni de Sara qui l'avait profondement decue. Catherine etait venue chercher la paix familiale, un total depaysement d'avec le milieu dans lequel son etrange mariage l'avait jetee, c'etait cela que Jacquette s'employait a lui donner... Quant a l'oncle Mathieu et son ami arabe, on ne les voyait pas de la journee. Tant qu'il y avait au ciel un rayon de lumiere, Mathieu parcourait ses vignes, manches retroussees, aidant ici et la, pretant la main pour debarrasser une hotte ou emplir un haquet. Et Abou- al-Khayr, ses fantastiques turbans remplaces pour une fois par une calotte de laine, les pieds enfouis dans des brodequins qui l'engloutissaient jusqu'a mi-jambe et une souquenille de grosse toile passee sur ses vetements de soie, il trottait tout le jour sur les talons de son ami, les mains au dos, l'air prodigieusement interesse, grappillant continuellement. A la nuit close, tous deux rentraient extenues, rouges de chaleur, sales a faire fremir et heureux comme des rois.

Catherine, cependant, ne s'illusionnait guere sur le temps que durerait sa tranquillite. Que huit jours se fussent ecoules sans apporter aucune nouvelle de Dijon etait deja extraordinaire. Tot ou tard, Garin tenterait de la ramener puisqu'elle etait l'enjeu de la meilleure affaire jamais conclue par lui. Et chaque soir, lorsqu'elle se couchait, elle s'etonnait que la journee se fut ecoulee sans avoir vu paraitre sa silhouette sombre.

Mais ce ne fut pas Garin qui arriva le premier. Celui qui ouvrit la serie des visiteurs de Marsannay fut frere Etienne. L'absence de Catherine tourmentait le cordelier. Il s'etait presente trois ou quatre fois a l'hotel de Brazey inutilement. Sa rencontre avec Catherine, dans le jardin potager de l'oncle Mathieu, ne fut pas plus fructueuse. La jeune femme lui declara sans ambages qu'elle n'avait aucune intention de rentrer a Dijon, qu'elle ne voulait plus entendre parler de la Cour, ni du duc Philippe et encore moins de la politique. Elle en etait arrivee a regretter amerement d'avoir fait delivrer Arnaud des geoles de Suffolk puisque cela avait servi seulement a precipiter plus vite le jeune homme dans les bras d'Isabelle de Severac. Et elle en voulait a frere Etienne d'avoir ete l'instrument de cette liberation, de lui avoir fait faire, somme toute, un marche de dupe.