Et d'ailleurs, Jehanne n'etait-elle pas la ? Mais... Xaintrailles avait dit quelque chose au sujet de Jehanne ? Ah oui !... Qu'elle etait prisonniere.
Prisonniere, la Pucelle ? Une autre absurdite ! Qui pouvait emprisonner l'envoyee du Seigneur ?
— Catherine ! s'impatienta Xaintrailles d'une voix rude. Il faut rentrer, vous preparer. Le temps presse !
Elle hocha la tete. Bien sur, il fallait faire vite ! tres vite ! Il n'y avait plus une minute a perdre. Elle tourna la tete de son cheval en direction du palais dont les toits d'ardoise s'incendiaient sous les derniers rayons rouges du soleil. Le ciel, tout la-haut, devenait sombre.
— Je vous suis, dit-elle simplement.
Une heure plus tard, Catherine, Sara et Xaintrailles quittaient Bourges tout juste avant la fermeture des portes. Un passage aux etuves, des vetements frais et un repas solide avaient efface, comme par enchantement, la fatigue du corps robuste du capitaine auvergnat. Mais son visage debarrasse du voile de poussiere gardait sa tension tragique. Il chevauchait les dents serrees, la colere au fond de ses yeux bruns. Aux nouvelles qu'il apportait, il avait pense, dans son honnetete naive, qu'une vague d'inquietude et de crainte s'abattrait sur la Cour. Or, tandis que les trois cavaliers se dirigeaient, la mort dans l'ame, vers la porte Nord de l'enceinte, les sons joyeux des luths et des violes les accompagnerent longtemps comme une derision. Le roi et son indispensable La Tremoille etaient arrives inopinement, venant de chasser. On avait improvise un souper et des danses...
— Ils dansent, grommela Xaintrailles furieux avec un regard meurtrier aux fenetres illuminees du palais. Ils dansent tandis que d'autres meurent et que le salut du royaume est en danger. Que le Diable les emporte !...
Seule, Yolande d'Aragon, depuis deux jours aupres de sa fille, s'etait trouvee la au moment du depart. Sans un mot, elle avait mis dans la main de Xaintrailles une lourde bourse puis, comme le capitaine s'etonnait, elle avait dit, simplement :
— Faites l'impossible !
Ensuite, elle etait partie sans se retourner tandis qu'ils s'eloignaient.
Durant des heures, proteges par la nuit profonde, les trois voyageurs chevaucherent sans echanger un mot. Xaintrailles remachait sa fureur et Catherine se perdait dans son angoisse. Elle et Sara avaient revetu a nouveau le costume masculin, plus pratique pour une longue chevauchee, mais, au troussequin de sa selle, Catherine portait un lourd coffret dans lequel, mue par une impulsion irraisonnee, elle avait mis une forte somme en or et quelques-uns de ses bijoux les plus precieux, dont le fameux diamant noir de Garin dont elle n'avait jamais eu le courage de se separer. En guerre, l'or est une arme puissante et Catherine avait appris a estimer cette puissance.
En quelques mots rapides, Xaintrailles lui avait appris ce qui s'etait passe sous les murs de Compiegne, le 24 mai. Comment Jehanne, au cours d'une sortie sur le camp de La Venette, s'etait laisse entrainer puis se trouvant en face du gros de l'armee de Jean de Luxembourg avait voulu battre en retraite vers Compiegne. Mais, quand elle avait atteint les portes de Compiegne, la herse etait baissee et le pont releve. Elle avait ete prise avec Jean d'Aulon, son ecuyer...
— Qui avait donne l'ordre de relever le pont ? demanda Catherine.
— Guillaume de Flavy ! Ce pourceau... ce traitre ! C'est en voulant l'obliger a baisser le pont qu'Arnaud a ete blesse. Il n'avait pas participe a la sortie, sur l'ordre expres de Jehanne qui l'avait charge d'inspecter les reserves. Il ne portait pas l'armure quand il a saute sur Flavy, l'epee a la main. Les deux hommes se sont battus et Flavy a eu le dessus. Arnaud est tombe, perce d'outre en outre. Il avait eu le temps de voir Lionel de Vendome... ce miserable a qui Arnaud a commis la sottise de laisser la vie a Arras, tirer Jehanne par ses hucques de velours pour la faire tomber de cheval. Depuis, la fievre, le delire et la fureur se partagent son ame...
C'etait a tout cela que Catherine songeait tout en eperonnant son cheval.
Le vent de la course lui fouettait le visage et lui faisait du bien. Elle ne sentait ni la fatigue, ni la faim, ni la soif et ne faisait plus qu'un avec la bete solide qui la portait, talonnee qu'elle etait par la peur d'arriver trop tard et de ne plus trouver qu'un cadavre deja froid. Pour se soutenir, elle n'avait qu'une pensee, mais grisante ; il l'avait demandee, elle ! C'etait vers elle qu'il avait envoye Xaintrailles ; vers elle seule !
Que pouvait signifier cet appel ultime au seuil de la mort, sinon qu'enfin il laissait parler son amour, qu'enfin il s'abandonnait. Et Catherine, du fond de son desespoir, implorait Dieu de permettre qu'elle arrivat a temps pour, au moins, recueillir le dernier regard, le dernier souffle de celui qui avait ete toute sa vie et dont un tragique malentendu l'avait toujours separee.
— Au moins cela, Seigneur, au moins cette minute-la ! suppliait tout bas Catherine. Apres, je pourrai mourir...
Ce fut une chevauchee terrible, epuisante, aux limites meme de la resistance humaine. On courait jusqu'a ce que les chevaux fussent pres de tomber.
On s'arretait une heure, le temps de manger un peu de pain, d'avaler un verre de vin et de se tremper la figure dans une cuvette d'eau, pour Catherine et Sara tout au moins, tandis que Xaintrailles recuperait des chevaux frais qu'il payait royalement d'une poignee d'or pourvu qu'ils fussent solides. Lui-meme mangeait en selle. Il paraissait construit d'un acier inalterable. Rien n'avait de prise sur cet homme au courage inhumain qui, deja, a l'aller, avait parcouru ce chemin au meme train d'enfer. La fatigue et les courbatures brisaient Catherine mais pour rien au monde elle n'en eut convenu. Elle serrait les dents sur les gemissements qu'au galop du cheval lui arrachaient son dos meurtri, ses cuisses ecorchees. Sara non plus ne disait rien. Comme Catherine, elle serrait les dents, comprenant trop bien que toute la vie de la jeune femme etait suspendue au faible souffle subsistant encore dans le corps blesse d'Arnaud de Montsalvy. Et Sara n'osait meme pas penser a ce qui se passerait si le capitaine avait cesse de vivre avant leur arrivee. Catherine avait tant souffert, par lui et pour lui, que la fidele tzigane s'epouvantait de la somme de douleur que representerait cette mort. Catherine surmonterait-elle cet ecroulement de sa vie ?... ou bien...
Au soir du troisieme jour, les trois cavaliers rompus de fatigue s'enfoncerent enfin dans l'immense foret de Guise qui, de Compiegne a Villers-Cotterets, tenait tout le pays.
— Nous arrivons, fit Xaintrailles. Encore trois petites lieues ! Les Bourguignons et les Anglais sont campes au nord, passe l'Oise. On peut entrer par le sud sans difficultes. Cette foret enveloppe la ville plus qu'a demi.
Catherine fit signe qu'elle avait compris. Meme la parole lui etait devenue penible. Elle voyait les choses a travers un brouillard et suivait passivement, soutenue seulement par un instinct plus fort que sa lassitude. Derriere elle, Sara dormait a cheval et il avait fallu l'attacher a sa selle pour l'empecher de tomber continuellement.
Ces trois dernieres lieues parurent interminables a Catherine. Les arbres succedaient aux arbres sans jamais laisser deviner les murailles d'une ville.
Et ce voyage au bout de la nuit, au bout des arbres, avait quelque chose d'hallucinant !... Quand, enfin, la foret s'eclaircit, livrant la silhouette rigide de Compiegne, Xaintrailles s'avanca seul jusqu'au bord du fosse plein d'eau pour appeler le guetteur, ignorant si, en son absence, l'ennemi ne s'etait pas rendu maitre de la ville.
— S'il en est ainsi, avait-il dit a ses compagnes, vous fuirez aussitot et chercherez refuge dans la foret.
— N'y comptez pas ! lui avait repondu Catherine. La ou vous irez, j'irai !
Et il avait eu beaucoup de peine a la convaincre de le laisser avancer seul.