– Hola, mon vieux frere, ce serait une retraite prematuree! repondit le soldat. L'ennemi est vaincu, il nous faut encore cueillir notre butin. Tu vois, ils sont tous figes solidement, et la stupefaction leur tient la gueule ouverte; mais ils ne peuvent pas bouger sans ma permission. Alors viens, mangeons et buvons tranquillement, puisque la table est servie. La vieille femme dut leur monter une autre bouteille de la cave, et le soldat ne consentit a se lever de table qu'apres avoir mange au moins pour trois jours. L'aube s'annoncait deja. Voila, dit-il, le moment est venu de lever le camp; mais pour n'avoir pas a s'epuiser en marches et contremarches, on va se faire indiquer par la vieille le chemin le plus court pour aller a la ville. Une fois la-bas, le soldat s'en fut trouver ses anciens camarades et leur dit:

– J'ai decouvert la-bas, dans la foret, tout un terrier de gibier de potence. Vous allez venir avec moi, qu'on les cueille au gite! Puis il se tourna vers son ami le chasseur et lui dit – Tu viens aussi avec nous.- il faut que tu les voies battre des ailes, nos oiseaux, quand on les aura faits aux pattes! Apres avoir dispose ses hommes tout autour des bandits, le soldat prit la bouteille, but un bon coup, puis leva son verre en disant joyeusement. «A votre bonne sante a tous!» Instantanement, les bandits retrouverent l'usage de leurs membres et purent bouger, mais les soldats eurent tot fait de les jeter a terre et de leur lier pieds et mains avec de bonnes cordes. Ensuite, le soldat leur commanda de les jeter tous comme des sacs dans une charrette et leur dit: «Et maintenant, tout droit a la prison!» Avant leur depart, toutefois, le chasseur prit un des hommes de l'escorte a part et lui fit encore une recommandation particuliere.

– Mon vieux Bellesbottes, lui dit le soldat, nous avons pu heureusement prendre l'ennemi par surprise et bien nous nourrir sur son dos. Maintenant, il ne nous reste plus qu'a nous reposer a l'arriere-garde et a suivre le train tout tranquillement. En approchant de la ville, le soldat s'apercut qu'il y avait foule aux portes et que tout le monde poussait des cris de joie en agitant de verts rameaux; il vit ensuite que toute la garde, en grand uniforme et en ordre de marche, s'avancait a leur rencontre.

– Qu'est-ce que cela veut dire? s'etonna-t-il en se tournant vers le chasseur.

– Tu ne sais donc pas que le roi, longtemps absent de son royaume, y fait retour aujourd'hui? lui repondit-il. Et ils sont tous venus pour l'accueillir.

– Mais le roi, ou est-il? Je ne le vois pas, dit le soldat. – Ici, repondit le chasseur. Je suis le roi et j'ai fait annoncer mon retour. Il ouvrit alors sa veste verte de chasseur pour que tout le monde put voir son vetement royal, qu'elle cachait. Pour le coup, le soldat sursauta, tomba a genoux et le supplia de lui pardonner de s'etre conduit comme il l'avait fait, dans son ignorance, en le traitant d'egal a egal, et en l'affublant de tous ces surnoms irrespectueux. Le roi lui tendit la main en lui disant:

– Tu es un brave soldat et tu m'as sauve la vie. Jamais plus tu ne seras dans la misere, je vais m'en occuper. Et s'il te prend parfois envie de deguster une tranche de roti aussi appreciable que celui du repaire des bandits, tu n'auras tout simplement qu'a venir aux cuisines du palais. Mais avant de lever ton verre a la sante de qui que ce soit, il faudra tout de meme que tu viennes me demander d'abord la permission!

Bout de paille, braise et haricot

Dans un petit village vivait une pauvre vieille femme, qui s'etait ramasse un plat de haricots et voulait les faire cuire. Elle dressa son feu dans la cheminee et l'alluma avec une bonne poignee de paille pour qu'il brule plus vite. Quand elle mit ses haricots dans la marmite, il y en eut un qui lui echappa par megarde, et qui vint choir sur le sol juste a cote d'un brin de paille; l'instant d'apres, c'etait un bout de braise qui sautait du foyer et qui venait tomber aupres des autres. Le bout de paille entama la conversation:

– Chers amis, d'ou arrivez-vous comme cela?

– La chance m’a permis de sauter hors du feu, repondit la braise et sans la force de cet elan, c'etait pour moi la mort certaine: je serais maintenant reduite en cendres.

– Je l’ai echappe belle aussi, repondit le haricot a son tour, car si la vieille femme m’avait jete dans la marmite, irremissiblement c'en etait fait de moi et j'etais cuit avec les autres.

– Croyez-vous peut-etre que le j’aurais eu un destin plus clement? reprit le bout de paille. Tous mes freres, la vieille les a fait passer en feu et en fumee: soixante d'un coup, qu'elle avait pris, auquel elle a ote la vie! Moi, par bonheur, je lui ai file entre les doigts.

– Et maintenant, qu’est-ce que nous allons faire? demanda la braise.

– A mon avis, dit le haricot, puisque nous avons tous les trois sites miraculeusement echappe a la mort, nous devrions nous unir en bons camarades et partir tous d'ici pour gagner un autre pays, afin d'eviter quelque nouveau malheur.

La proposition convint aux deux autres, et tous ensemble ils se mirent en chemin. Ils arriverent bientot devant un ruisselet qui n'avait pas le moindre pont, ni-meme une passerelle, et ils ne savaient pas comment passer de l'autre cote. Le fetu eut alors une bonne idee et dit: «Je vais me coucher en travers, et vous pourrez ainsi passer sur moi comme sur un pont.»

La paille, donc, se suspendit entre une rive et l'autre, et sur ce pont improvise, la braise, avec son naturel ardent, s'avanca hardiment, mais a tout petits pas pour ne pas renverser le fragile edifice. Arrivee au milieu, toutefois, en entendant le bruit que faisait le courant au-dessous d'elle, la peur la prit et elle s'immobilisa, n'osant pas se risquer plus avant; aussi le bout de paille commenca-t-il a prendre feu, se rompant net par le milieu et tombant dans l'eau, entrainant dans sa perdition la braise, qui chuinta en touchant l’eau et rendit aussitot l'esprit.

Le haricot, demeure prudemment sur la rive, partit d'un tel fou rire en voyant cette histoire, et s’en tordit tellement sans pouvoir s'arreter, que, pour finir, il eclata. C’en eut ete fini de lui pareillement, si par bonheur un compagnon tailleur qui faisait son tour d'Allemagne ne s'etait arrete au bord de ce ruisseau pour se reposer. Par ce qu'il avait bon c?ur et l'ame secourable, le tailleur prit du fil et une aiguille et se mit aussitot a le recoudre. Le haricot lui en fit ses remerciements chaleureux et choisis comme on l'imagine; mais comme il avait utilise du fil noir, c'est pour cela que, depuis ce temps-la, tous les haricots ont une couture noire.